L’histoire de deux marchés
Bipolarisation du marché, utilité ou niche, les marques doivent choisir. Par Thomas Jorion, SVP Strategy & Innovation de Havas à Los Angeles.
La transformation digitale des 20 dernières années, et à présent le rapide développement de l’intelligence artificielle, accélèrent conjointement la transformation du marché. Sa fluidité augmente grâce à l'amélioration de la connexion de l'offre et de la demande et à l'anticipation du comportement des consommateurs. Ces phénomènes accélèrent des changements structurels déjà en cours. Un des principaux impacts que nous observons actuellement est une bipolarisation du marché, avec d’un côté des marques utilitaires misant sur l'omniprésence et de l’autre des marques de niches jouant sur l’affection. La stratégie du premier groupe se traduit par une course incessante pour être présent sur tous les nouveaux modes de communication, des extensions du métier tant verticales qu’horizontales, l'objectif étant de se rendre totalement indispensable vis à vis du consommateur. Le second groupe a contrario s’appuie sur un ciblage précis des plateformes sur lesquelles il s’exprime, ciblage que l’on peut qualifier d’identitaire et surtout de communautaire.
Monopoles et oligopoles mis à mal par une transparence croissante
Cette bipolarisation du marché que nous venons de décrire force les acteurs historiques à choisir un côté. On pourrait effectivement faire le constat que ces acteurs apparaissent coincés entre ces extrêmes, dans le ventre mou du marché. Plusieurs éléments expliquent cette position, a commencé par les situations de monopoles ou oligopoles dont certaines industries (banque, télécoms, énergie, etc.) ont bénéficié pour des raisons réglementaires et/ou suite à une politique agressive de consolidation. Aussi, ces industries ont reposé sur de fortes asymétries d’informations pour générer leurs profits en position d'intermédiaires de marché. Ces différents facteurs sont aujourd'hui mis à mal par la baisse des barrières à l’entrée mais aussi par une meilleure circulation de l’information. La transparence est notamment un gros sujet d'actualité aujourd’hui dans nombre d’industries, avec un impact négatif direct sur la valeur ajoutée des intermédiaires. Cela concerne tant la chaîne d’approvisionnement de la grande distribution que l’achat média en publicité.
Une extension de la marque sans fin et coûteuse
Il est intéressant de noter que la plupart des acteurs historiques tentent de se rapprocher assez naturellement du côté utilitaire du spectre. Ils cherchent à maintenir une présence multiplateforme, se ruant sur la plupart des nouvelles technologies dans l’objectif de maintenir ce leadership historique lié aux situations de monopoles et d’oligopoles. Cela semble être une réaction logique face à la structure historique de ces marchés mais est-ce la stratégie la plus pertinente ? Une première analyse amène à s’interroger sur le rendement financier d’un tel “étirement” des marques qui semble non seulement risqué mais aussi coûteux. A titre d'exemple, on peut associer ces développements, notamment horizontaux, a plusieurs stratégies de rebranding observées récemment (par exemple, Dunkin’ Donuts devenant Dunkin’), des stratégies non sans risque pour s'émanciper des verticales métiers historiques. Globalement ces stratégies utilitaristes conduisent à redéfinir le paysage concurrentiel de ces sociétés qui recherchent une domination verticale mais aussi dans une certaine mesure horizontale.
Illustrations d’approche de niche
Pourrait-on à l’inverse justifier que l’approche de niche est plus réaliste et pertinente ? La première interrogation concerne la longévité d’une telle approche et sa capacité à se développer dans le temps, au-delà de sa niche initiale sans tomber elle-même dans le ventre mou du marché. A l'opposé des marques dites utilitaires, les exemples de marques de niche se retrouvent dans des industries peu consolidées et/ou régulées. En BtoC, on pense notamment à l’alimentation mais aussi à la mode. On peut y trouver des marques qui ont particulièrement bien performé dans une niche et qui ont également su s’en émanciper afin de toucher une cible plus large, et devenir plus “grand public”. Cette tendance devrait s’accélérer dans les prochaines années avec une capacité grandissante de contourner les intermédiaires historiques pour monétiser en direct (en ligne et en physique) auprès des consommateurs. Parmi les exemples, Vans et Lululemon semblent être deux illustrations intéressantes de ce segment de marché avec une résonance qui va bien au-delà de leur segment d’audience initial.
Une proximité avec la culture pour étendre l’audience
Une constante et subtile attention aux tendances culturelles est un facteur clef du succès de marques telles Vans. Si ces chaussures étaient initialement un élément clef de la tenue de la scène skateboard californienne dans les années 70, Vans a connu sa première exposition populaire au travers du blockbuster ‘’Fast Times at Ridgemont High’’ (Ça chauffe au lycée Ridgemont, NDLR) avec Sean Penn en 1982. Au cours des 4 dernières décennies, Vans n’a cessé de coller à une certaine culture, étant par exemple devenue une marque de référence de la scène rock. D’un point de vue financier, le succès s’est surtout confirmé au cours des dix dernières années suite au rachat de la marque par VF Corp. La marque a proactivement signé des partenariats avec des talents tels que Marc Jacobs et Metallica, mais aussi initié de nombreuses collaborations incluant Suprême et Bob l'éponge. Un autre exemple intéressant de succès de niche pourrait être Beats Electronics et ses liens étroits avec la culture, plus endémique aux produits toutefois. Cela a culminé lors des JO de 2008 avec l’équipe de basket américaine entrant sur le parquet avec le casque sur les oreilles. Sans surprise la marque faisait bientôt partie du giron Apple, qui elle-même peut être considérée comme l’une des marques les plus iconiques en terme de transcendance de niche en particulier au regard de la gamme de prix de ses produits, qui aurait dû la cantonner à une niche.
Se replier pour une meilleure approche communautaire
A ce stade, que semble être la meilleure stratégie à adopter ? Les marques doivent remettre en cause leur discours et stratégie actuels et, notamment, leur approche de la fragmentation des plateformes de communication. Cela devrait conduire certains acteurs historiques à réduire leur exposition, afin de redéfinir plus clairement leur ADN de marque. L’intelligence artificielle, ainsi que les autres avancées technologiques en cours, ne sont pas en train d’ajouter une énième couche de complexité à l'existant, elles sont en train d’impacter structurellement les business modèles. Les marques peuvent à présent transformer chaque point de contact en opportunités transactionnelles (à l’instar du commerce direct sur Instagram). Sur cette base, les marques vont pouvoir s’aligner sur la décentralisation rapide de la structure du marché en s’appuyant sur une plus grande fluidité et sécurité à chaque nœud du réseau. En terme de communication, cela favorise un retour à une approche plus communautaire, à tous les niveaux, allant du quartier à l’échelle mondiale, pour réengager les consommateurs. Cette approche ‘’bottom-up’’ s’appuiera sur de solides alliances culturelles pour permettre une exposition supérieure à celle des niches présupposées.