Circulez, y’a rien à voir
Et si la publicité osait enfin nous en montrer moins pour en dire plus ?
Il suffisait de déambuler dernièrement dans les couloirs du métro, de se promener dans la rue ou simplement d’allumer sa télé pour le constater : de plus en plus de marques prennent un malin plaisir à jouer sur la rhétorique du caché dans leurs communications et font le choix de ne – presque – rien montrer pour mieux suggérer.
Hasard ou signe des temps, on retrouve ce procédé dans plusieurs campagnes récentes issues de secteurs variés : média, tech, appli de rencontres, caritatif, etc.
C’est le cas d’Amazon Prime vidéo qui, pour la promotion de son film d’action survolté « Overdose », a choisi de détourner en affichage la fameuse mention « contenu sensible » des réseaux sociaux. En plus de transposer dans le monde réel un code de la culture digitale, c’est une façon habile de souligner le caractère choquant de l’œuvre (scènes de violence, nudité, dialogues explicites…) tout en contournant l’interdit de la représentation sur un quai de métro. Et de renouer avec la promesse originelle du « teaser » : susciter la curiosité du spectateur, lui donner envie d’aller voir un film en en montrant le moins possible.
Fin décembre, c’était au tour de l’association Vision du Monde de livrer une campagne choc jouant sur l’autocensure pour dénoncer les conditions de vie épouvantables de nombreux enfants dans le monde. Une campagne labellisée « immontrable » dans laquelle le pouvoir du son et des mots prend le pas sur celui de l’image. Les horreurs de la guerre, de la famine ou des mariages forcés sont ainsi reléguées hors champ pour mieux solliciter l’imagination du spectateur et lui faire ressentir le traumatisme vécu par les victimes confrontées à ces images quotidiennes d’une violence inouïe. Désormais, impossible de fermer les yeux sur cette sinistre réalité.
Dans un registre plus léger, la nouvelle application de rencontres par centres d’intérêt Yoomi usait, elle aussi, d’un procédé similaire pour sa campagne de lancement : déjouant avec humour les règles de la publicité interdisant les scènes de nudité, la marque en a fait un atout pour raconter sa spécificité dans une série de films courts. Au premier plan, un objet symbolisant un centre d’intérêt commun aux deux partenaires (sport, cuisine, musique…) occulte les ébats torrides du couple. « Puisqu’on ne peut pas vous montrer la passion qu’ils sont en train de vivre, on vous montre celle qui les a réunis », commente la voix off espiègle.
Du côté du moteur de recherche respectueux de la vie privée Qwant, cette fois, c’est l’utilisateur qui se retrouve masqué par des objets, vêtements ou un smartphone pour mieux souligner le bénéfice central du service : permettre enfin à chacun de retrouver l’anonymat. Le choix de cacher le consommateur renforce par contraste le positionnement singulier de Qwant face au caractère intrusif du concurrent Google.
Au-delà de leur impact et de leur pouvoir d’interpellation, quel est l’effet produit par ces stratégies de « dissimulation » et que nous disent-elles de notre époque ?
D’abord, qu’il n’est pas toujours nécessaire de tout montrer pour bien démontrer. Suggérer plutôt que vouloir à tout prix tout dire, c’est parier sur l’intelligence du spectateur en le laissant faire une partie du chemin lui-même. Une posture que le publicitaire visionnaire Philippe Michel revendiquait déjà en son temps :
« Il faut laisser des plages de vide pour que la personne fasse le travail de redécouvrir le raisonnement par elle-même. C'est le Clorus per obscurior de Platon, la clarté par l'obscurité. C'est à cette seule fin que la personne peut vraiment s'arrêter sur le raisonnement, le comprendre et l'intégrer. » Philippe Michel, C’est quoi l’idée ?
Mais on peut aussi voir dans cette démarche un pied-de-nez à tous ceux qui aiment répéter à l’envi qu’aujourd’hui, « on ne peut plus rien dire ». En jouant ironiquement avec l’autocensure, en évoquant de façon détournée ce que la loi ou la morale interdisent d’ordinaire de montrer, ces publicités offrent paradoxalement une plus grande liberté de ton aux marques et une licence créative plus que bienvenues.
Autre vertu : en se dérobant au regard du spectateur, en lui refusant l’accès à l’image alors qu’il est aujourd’hui habitué à tout voir sur simple demande, on recrée du désir et de la curiosité pour ce qui est caché – donc indirectement pour le produit / la marque.
A l’heure où l’œil humain n’a jamais été aussi glouton, dévorant chaque jour avec un appétit vorace des milliards de photos et vidéos en scrollant compulsivement sur des écrans, ça ne fait pas de mal que les marques nous mettent un peu à la diète.
Renoncer à l’image pour laisser plus de place à l’imaginaire, en voilà une belle résolution pour 2023.
(Les tribunes publiées sont sous la responsabilité de leurs auteurs et n'engagent pas CB News).