Google tient la recette de son régime sans cookies
Depuis une vingtaine d'années, le cookie était la brique de base de tout l’écosystème digital. Personne ne l’a utilisé mieux et davantage que Google qui, après avoir été l’un des derniers à le défendre, s’est finalement résolu à l’abandonner. En annonçant récemment que son navigateur Chrome ne prendrait plus en charge les cookies d’ici 2022, puis en donnant de nouveaux détails sur son projet Privacy Sandbox conçu pour leur succéder, Google entérine la fin d’une époque, et prend d’ores et déjà une longueur d’avance pour la suite.
Rappelons que le cookie est le composant technologique anonyme et périssable qui, en passant des données de site en site, permet de reconstituer le parcours de l’internaute, donc d’agréger des informations disparates le concernant et, en fin de compte, de dresser son portrait-robot de manière à lui proposer des annonces personnalisées. C’est la qualité inégalable de cette personnalisation qui fait la valeur des espaces publicitaires digitaux, ce qui permet notamment de financer quantités de services gratuits. Autrement dit, la fin des cookies signifie la fin de l’économie du numérique telle que nous la connaissons. Pour oser un parallèle avec la finance, le cookie permettait à ceux qui n’avaient pas de données d’en emprunter ; désormais, le robinet du crédit va se refermer et seuls les riches pourront investir. C’est un coup très rude porté à l’entreprenariat et à l’innovation, et beaucoup ne s’en relèveront pas.
Pour être juste, Google n’est guère à blâmer dans cette affaire. Ayant bâti son édifice business et technologique sur le cookie, il a même repoussé l’échéance le plus longtemps possible. S’il faut chercher des responsables parmi les GAFA, on se tournera plutôt vers Apple et Facebook. L’intense lobbying du premier et les pratiques discutables du second ont fini par crisper les opinions publiques sur la question de la vie privée. Les internautes ont massivement adopté des outils limitant les cookies (bloqueurs de publicité, VPN, navigateurs…). Leurs préoccupations ont été relayées avec zèle par le législateur et les autorités de régulation avec, en point d’orgue, l’interprétation très stricte du RGPD par la CNIL. À partir du mois d’avril, pour continuer à utiliser des cookies, les sites devront demander le consentement explicite de leurs visiteurs et faire en sorte qu’il soit « aussi facile d’accepter que de refuser ».
Mais si Google avait beaucoup à perdre à la disparition du cookie, sa puissance technologique et financière, et son hégémonie sur le marché publicitaire, lui donnent les moyens de tourner ce bouleversement à son avantage. Avec Privacy Sandbox, Google opère une volte-face spectaculaire et radicale en tournant le dos à toute forme d’identifiant individuel. Grâce aux statistiques et à l’intelligence artificielle, il assure pouvoir parvenir à des ciblages tout aussi pertinents en constituant des segments homogènes très fins, les « cohortes », qui permettraient de savoir sur l’individu tout ce qui importe aux annonceurs… sauf son identité. Encore en développement, Privacy Sandbox ne sera dévoilé qu’au second semestre, mais si ses résultats sont convaincants, Google aura résolu la quadrature du cercle en conciliant performance publicitaire et respect de la vie privée. Et il n’en deviendra que plus incontournable.
Pour les Européens, c’est une victoire à la Pyrrhus. Certes, leur résolution à défendre la vie privée a fini par triompher. Mais comme rien n’a été fait dans le même temps pour construire une alternative, un « Airbus du numérique » qui aurait collecté des données tant qu’il en était encore temps et qui pourrait aujourd’hui proposer son propre Privacy Sandbox, c’est toute la filière digitale qui se trouve fragilisée. L’absence d’une vision d’ensemble qui aurait permis de coordonner politique industrielle et cadre réglementaire risque de coûter cher à l’Europe en asphyxiant son écosystème, tout en renforçant la position de Google.
Aujourd’hui, l’urgence pour les acteurs – éditeurs, annonceurs, fournisseurs de solution… – est de se mettre en conformité avec les règles de la CNIL et de chercher la meilleure façon d’obtenir le consentement des internautes afin d’assurer la continuité de leurs opérations. À plus long terme, cependant, chacun va devoir réinventer son modèle. Revenir à la publicité contextuelle ? Adopter le marketing de cohorte et les outils de Google ? Développer des univers logués et des services payants ? S’ouvre pour tout l’écosystème une période de désintoxication à la donnée facile aussi périlleuse que passionnante. La seule certitude est que la data va rester le nerf de la guerre et que pour l’obtenir dans un environnement de plus en plus transparent, la confiance sera capitale. À cet égard, on ne peut qu’être frappé par le contraste entre le peu d’anticipation de la plupart des acteurs et le cap à long terme que semble s’être fixé Google. Peut-être est-ce pour cela qu’avec ou sans cookies, le digital est un jeu où Google gagne toujours à la fin.
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