Jacques Séguéla vs. Maurice Lévy : duel de géants, duo d’espoir

Les deux têtes d’affiche de la pub ont illuminé le Grand Prix de la Communication Extérieure.
« Je vais me le faire » avait teasé Jacques Séguéla à l’annonce de sa rencontre avec Maurice Lévy, jeudi 3 avril dernier à l’Abbaye des Vaux-de-Cernay, où se tenait la 50ème édition du Grand Prix de la Communication Extérieure. Et oui, il se l’est bel et bien fait, avec tendresse, avec amour même. Après avoir demandé à Maurice de s’assoir pour qu’il soit à sa hauteur, il lui a lu, debout, cette lettre d’amour.
La lettre de Jacques à Maurice
Jacques S. : « La lettre c'est un peu de soin que l'on offre à l'autre. Un peu de romantisme, un peu de poésie. Et c'est ça que je voulais pour toi. Maurice, mon cher Maurice, voici plus d'un demi-siècle que la pub te prenait dans ses griffes. Tu décroches la bourse offerte par Bata et son slogan « Pas un pas sans Bata ». Y a-t-il plus beau slogan… Maurice, mon cher Maurice, tu es, tu restes et tu resteras le plus grand bâtisseur de notre métier. Tu en as fait plus qu'un business. Comment ne pas t'aimer. Depuis, tu n'as jamais cessé de marcher, jamais cessé de te battre (…/…) Maurice, mon cher Maurice, je me souviens du temps où, en jouant les fils de pub, je te traitais d'informaticien. Pauvre de moi. Tu avais un demi-siècle d'avance sur nous. Le fils d'ordi nous a tous doublé. Comment ne pas t'aimer. Maurice, mon cher Maurice, tu as compris d'emblée que ton bureau, c'était le monde. Et ton ordinateur, ton premier collaborateur. Le monde, tu l'as conquis, pays après pays, campagne après campagne, succès après succès, jusqu'à devenir le deuxième groupe mondial. Et ce n'est qu'un début. Comment ne pas t'aimer. Maurice, mon cher Maurice, tu as annoncé en 2020, en 2021, que tu rendais les gants. Pfffff. Personne n'y a cru. Tu as Publicis dans la peau, comme j'ai Havas dans la mienne. Comment ne pas s'aimer. »
La réponse de Maurice à Jacques
« Maurice, que répondez-vous à Jacques après cette déclaration ? » a demandé l’animateur Tanguy Demange.
Maurice L. : « Que je l'aime. Que puis-je répondre d'autre ? Et que je suis malheureux de ne pas avoir eu… mais c'est une fois de plus, le grand talent de Jacques, qui est un talent immense, de surprendre et d'avoir cette plume extraordinaire. D'ailleurs, je lui ai dit une fois quelque chose dont il se souvient peut-être. Nous étions ensemble aux obsèques d'un autre géant de la publicité - je dis ‘’autre’’ par rapport à Jacques, pas par rapport à moi - qui était Jean Feldman. Et Jacques a fait un texte… à pleurer. Et j'en ai pleuré. Et je lui ai dit, Jacques, il faut que tu te démerdes pour vivre très longtemps, parce que j'ai l'intention de vivre vieux. Et je veux que tu sois là pour cet hommage que tu as rendu à Jean. Je veux que tu le fasses pour moi. [Jacques l’interrompt : « Jean, on t'aime, on t'applaudit. Tu es le plus grand faiseur d'affiches qui soit]. (…/…) Jacques, tu as un talent fou. Tu es magnifique. Tout à l'heure, je dirai des vacheries. Mais là, je voudrais te remercier pour cette lettre que je vais garder précieusement et que je vais classer avec les autres lettres que tu m'as écrites, parce que tu as une plume et tu t'en sers. Merci. »
Des punchlines sur l’affiche et la créa
Les deux Géants de la pub ont ensuite commenté une rétrospective des affiches marquantes des 50 dernières années et Jacques Séguéla nous a régalés de plusieurs punchlines :
- « L'argent n'a pas d'idée. Seules les idées font de l'argent. Et l'affiche, c'est quoi ? C'est une idée. (…/…) Un peu moins de test, un peu plus de testicules. La pub, c'est ça. Une idée et des testicules. »
- « Qu'est-ce qu'une mouette a à voir avec Carrefour et les produits blancs ? Justement, c'est parce que ça n'a rien à voir que ça va être vu. »
- « Une affiche, c'est d'abord la révélation du mot. Le mot, c'est ce qu'il y a de plus important dans la vie. Et c'est l'affiche qui magnifie le mot. »
- « Ce sont les Français qui ont inventé l'affiche. C'est Charles Havas qui a inventé la pub. Comment on laisse tomber l'affiche ? Pourquoi il n'y en a pas d'aussi belle ? Pourquoi les créatifs n'ont pas aussi envie de faire une grande affiche que de faire un grand film ? C'est comme ça qu'il faut lutter. »
- « Une affiche, c'est ce qu'il reste quand tu as tout oublié. Pour le Club Med, j'ai fait un film avec Jean-Paul Goude, qui a coûté une fortune, un très beau film, magnifique, mais on se souvient de quoi 30 ans après ? Pas du tout du film, on se souvient de l'affiche. La force de l'affiche, elle est là. C'est un mot que tu n'oublies jamais, et qui te rentre dedans, et qui te touche le cœur à tout jamais. »
Et Maurice L. d’ajouter :
- « Philippe Benoit, qui a énormément travaillé à organiser le paysage de l'affiche, avait surtout un raisonnement ultra simple : une affiche ça se voit à 100 à l'heure, et ça saute à la gueule ou pas. »
- « On se retrouve avec des interdits de société qu'on est obligé de respecter et on doit trouver la dimension créative ou la provocation ailleurs. Elle est toujours trouvable, il ne faut pas se tromper. Le corps de contraintes dans lequel on agit est un corps de contraintes qui justement permet de dépasser le cadre et de sortir du cadre. Et c'est cela qui est intéressant. Les grands créatifs réussissent toujours à trouver l'idée qui permet de sortir du cadre. »
- « Le vrai danger d’une campagne, ce n’est pas tellement le rejet (du client, ndrl), c’est le laminage de l’idée »
Vieux, c’est mieux
Jacques S. : « 75% des produits consommés dans le siècle dernier sont morts avec le siècle. 75% des produits consommés aujourd'hui vont mourir avec le siècle. Ça veut dire que notre métier, ce n'est pas simplement de vendre des yaourts et des voitures. Notre métier, c'est que Danone et Citroën soient encore vivants dans 50 ans, dans 100 ans, dans 200 ans. Quelle est la seule façon de rendre une marque immortelle ? C'est de lui donner une âme. Finalement, notre métier, ce n’est pas de vendre une voiture, c'est de donner une âme à nos marques. Parce que l'âme est ce que l'homme a inventé de plus éternelle. »
Maurice L. : « C'est ce supplément d'âme que l'on cherche toujours à mettre dans les campagnes. C'est ce qui reste quand on a tout oublié. »
Jacques S. : « Et si on faisait une agence ensemble ? »
Maurice L. : « On a déjà essayé mais ça n’a pas marché. Entre un jeune nanogénaire et un vieil octogénaire, on va faire quoi ? »
Jacques S. : « Vieux, c'est mieux ! J'ai le slogan : vieux, c'est mieux ! On démarre ! La jeunesse est une maladie mentale qui guérit avec l'âge. Donc on va se guérir mutuellement. »
L’IA pour ouvrir les idées
L’innovation qu'on est en train de connaître aujourd'hui - l'intelligence artificielle - est-elle aussi disruptive que celles qui ont pu marquer les 50 dernières années ?
Maurice L. : « Pas du tout. Elle est beaucoup plus disruptive que tout ce qu'on a connu jusqu'à présent. Déjà, on va se retrouver avec un problème géant qui est de découvrir le vrai du faux. Et ça, ça va être très compliqué. Ensuite, c’est un outil absolument extraordinaire qui est une espèce d'aide à la création, un agent qui aide à stimuler l'esprit, à ouvrir les idées, à tester des choses et à créer à une vitesse grand V. Et quand on fait ça, on gagne du temps, on ouvre des portes, on ouvre des horizons et on découvre des choses auxquelles on n'avait pas pensé, mais ça reste une dimension humaine et l'idée, qui est au cœur de tout ce que l'on fait, restera toujours humaine parce qu'il y a une chose que la machine ne donnera pas, c'est cette dimension d'émotion. Et ce IQ qui fait la différence, ce quotient émotionnel est quelque chose d'absolument indispensable. C'est ça qui fait que Myriam tout d'un coup, waouh ! » (il évoque la célèbre campagne pour Avenir « Demain, j’enlève le bas », ndrl )
Et Jacques S. d’ajouter : « Ce combat, qui moi-même m'a effrayé de l'ancien et du moderne, est un faux combat. Ça va être un outil extraordinaire. (…/…) Quand finalement en deux minutes, j'ai pu faire cette affiche (il montre un exemple de création IA, ndrl), je ne peux plus dire du mal de la création artificielle et de l'intelligence artificielle. C'est un mariage, ce n'est pas du tout un combat. »
« Nous sommes des marchands d'espoir »
Jacques S. : « La publicité ne peut pas mourir, sauf si les créatifs quittent la publicité. C'est de plus en plus difficile de trouver des talents. (…/…) C'est un problème, je crois, d'optimisme. Le métier des publicitaires, c'est de rendre la vie plus belle qu'elle n'est. C'est une mission. Il faut le prendre comme une mission. La publicité ne peut pas mourir parce que, sans elle, tout deviendrait gris, tout deviendrait argent, tout deviendrait matérialiste, tout deviendrait politique. Et elle, c'est le seul métier qui est là quand même pour faire sourire quand il le faut, pour faire pleurer quand il le faut… mais qui est un métier profondément humain. »
Puis Jacques S. monte le ton : « « Plus que jamais, il faut se tenir les coudes. Je ne comprends pas qu'on ait abandonné les films de marque. Nom de nom de nom, qu'est-ce que vous foutez, les créatifs, à me faire des petites pastilles de 20 secondes, de 30 secondes, qui polluent les écrans, qui ne sont pas foutus de vendre une bagnole ? Faites-moi des grands films (…/…). Battez-vous, et soyez optimistes. Les optimistes ont inventé l'avion, les pessimistes, le parachute. Nom de Dieu, on reste dans l'avion ! »
Après avoir fait une déclaration d’amour à sa femme, Jacques S. s’enflamme : « Ma maîtresse, c'est la pub. Ma maîtresse, c'est vous. C'est ça que j'ai dans le sang. C'est pour ça que je serai centenaire. Je vous donne rendez-vous ici, à 100 ans, pour vous raconter mes dernières campagnes. Et c'est ça qui compte dans la vie. Nous sommes des marchands d'espoir. Nous sommes des marchands de bonheur. Nous sommes des marchands de rires. Nous sommes des marchands de gaieté. Nous sommes des marchands de vie. Pas de cette saloperie de guerre qu'on nous fait toute la journée. »
Maurice L. : « Chaque campagne est un peu un combat. Tous ceux qui travaillent dans la pub le savent bien. Déjà au sein de l'équipe, le nombre de fois où tout le monde dit « c'est génial », c'est extrêmement rare. C'est d'abord des combats. « Mais ton idée, c'est une idée de merde ». « Mais pas du tout, tu n’as rien compris ». Et c'est comme ça, c'est cette maïeutique qui permet au bout d'un moment de faire quelque chose qui ressemble à un message, d'abord stratégique, et puis ensuite qui va toucher le cœur et qui va créer cette permission de faire des erreurs à la marque. Parce que ce que nous créons, c'est une valeur ajoutée telle, une relation intime entre le consommateur et la marque. Et cette fidélité fait que de temps en temps, la marque n'est pas au rendez-vous, mais le consommateur le lui pardonne, à la condition que ça ne dure pas trop longtemps. Et donc, ce qu'on fait, on crée une valeur extraordinaire, mais dans laquelle il n'y a que de la passion, que de l'amour, que de l'émotion. Ce n'est pas par de la rationalité que l'on réussira à faire de très grandes campagnes. Et c'est probablement la raison pour laquelle ChatGPT ne va pas y arriver tout de suite, et pas avant longtemps. »
Jacques S. : « Je me suis trompé sur ton compte. Tu n'es pas un informaticien, tu es un créatif. Viens me voir demain, je t'engage. »