Ecce Dico : une lettre et des notes (de musique)
CB News invite les auteurs de Ecce Dico - Design et communication - Abécédaire amoureux et illustré de la vie en agence, paru aux éditions Loco (359 pages) à nous livrer un mot chaque semaine. Cette semaine, quatre lettres magnifiques...
JAZZ [d.az] n. m.
“Maître, votre piano n’arrivera pas ! Les transporteurs sont en grève.”
La scène se passe le 24 janvier 1975 en Allemagne (oui, il y a des grèves en Allemagne), le jour du mémorable Köln Concert du pianiste Keith Jarrett. Refusant d’abord de jouer sur l’instrument mal accordé de la salle, le virtuose de vingt-neuf ans finit par accepter à condition de ne pas jouer le programme initialement prévu. Que va-t-il jouer ? Il ne le sait pas lui-même…
Il fait les cent pas dans les coulisses et attend la fin du jingle appelant les derniers spectateurs à rejoindre leur place pour entrer en scène… Quatre notes : sol, ré, do, la, rythment son impatience et lui donnent sur le fil l’idée d’une improvisation de soixante-six minutes de musique qui feront le tour du monde… “Je n’avais aucune idée de ce que j’allais jouer. Pas de première note, pas de thème. Le vide. J’ai totalement improvisé, du début à la fin, suivant un processus intuitif”.
Quelle place l’improvisation, l’intuition occupent-elles au sein des agences ?
De prestigieuses écoles forment des créatifs et des consultants de talent, le plus souvent sélectionnés et évalués sur leur personnalité, leur engagement, leur créativité. Mais que se passe-t-il lorsqu’ils arrivent en agence ? Impeccablement on boardés pour la plupart, ils se retrouvent plongés dans un monde de méthodes, de process, de data, de persona, d’études et de mappings…
S’en plaignent-ils ? Pas vraiment. Dans un contexte de crises et d’incertitudes, toute béquille rassure… Le problème, c’est que l’idée n’est pas l’enfant de la réassurance mais le rejeton du risque !
Bien sûr, l’improvisation ne… s’improvise pas. Que nous faut-il donc apprendre ?
Sans doute l’art du vide, du creux, du silence et de l’attention. Celui qui permet les rencontres, le mimétisme, la transmission…Le design thinking pourrait s’inspirer du jazz thinking, école de créativité quasi universelle. C’est en écoutant les grands anciens, de Louis à Billy, de Charlie à Ella, d’Errol à Thelonious… que l’on trouve l’inspiration. École de transmission. C’est en se jetant dans le vide que l’on trouve la voie de l’improvisation, idéation fragile de ceux qui posent trois notes sans connaître les suivantes qu’ils vont chercher pendant de longues minutes. École du risque. C’est en écrivant et en jouant un premier thème, une première grille, que l’on se trompe, que l’on corrige et que l’on affine. École d’expérience.
C’est enfin en se produisant en public que l’on installe sa musique et que l’on goûte aux joies du “live”. Bulle de fraternité au sein de laquelle on ne connaît ses compagnons que par le prénom. Les yeux fermés, les oreilles ouvertes, chacun guette la moindre inflexion rythmique, la moindre variation de tonalité. Espace interactif où chaque réaction du public modifiera le style et l’humeur de l’interprétation. Accompagner, rebondir, improviser. Le jazz thinking est une école de créativité par erreurs toujours recommencées.
Il faudrait mettre un piano, une basse, une batterie, un ampli et des micros-voix dans chaque agence. Surprenant certes, mais pas plus incongru que les établis et étaux des Fab Lab. Et on ne sait jamais, le miracle de Keith Jarret pourrait se reproduire...
SYN.
Humanisme, improvisation, liberté, pulsation, rythme, swing, tolérance.