Gilles Deléris (W) "l’inspiration vient aussi du temps qui s’étire"
Voilà nous y sommes...Dans la quatrième semaine de confinement. C'est difficile. CB News a une chance. Celle de continuer d'informer. Nous poursuivons notre série d'interviews, débutée le 17 mars, avec aujourd'hui le témoignage de Gilles Deléris, directeur de la création et fondateur de W (groupe Havas).
1) COMMENT ARRIVEZ-VOUS ? OU PAS ? À TRAVAILLER, À INSPIRER, À CRÉER ?
Gilles Deléris : les équipes se démènent pour continuer à « faire agence » et fédérer l’interne… Wathome, Wcafé, Wapéros, les idées ne manquent pas et Teams est notre meilleur ami… Chaque jour, un collaborateur envoie trois liens et une recette de cuisine à toute l’agence qui lui permettent de tenir le confinement en se divertissant. Concrètement, les choses se passent différemment selon que l’on est en phase de conception ou en phase de production. Dans le premier cas, c’est bien plus compliqué. La magie de nos métiers et de la création, ce sont les collisions improbables d’idées, les chemins de traverse que l’on découvre au détour d’une conversation informelle, c’est le langage corporel de celle ou celui avec qui vous discutez… Dans les conditions du télétravail, il y a de vrais biais cognitifs qui nous font perdre une bonne partie des informations. On sait qu’en termes de création, l’étincelle tient parfois à peu de chose. Ces signaux faibles disparaissent à l’écran… Et on perd beaucoup de temps en aller-retour. Dès lors que nous entrons dans des phases de production, c’est beaucoup plus simple et sans doute assez efficace. De cette expérience douloureuse, nous aurons, sur ces points, bien des enseignements à tirer. Ce qui fonctionne, ce qui ne fonctionne pas… Du reste, parmi elles, il y a cette doxa des vertus du flex office et du clean desk. Regardez les gens télétravailler chez eux. Ils ont choisi un endroit et s’y tiennent. Ceux qui prétendent que cette mobilité artificielle dans les entreprises est propice à la créativité pourront revoir leur copie.
2) AVEZ-VOUS « TROUVÉ » DE NOUVELLES SOURCES D’INSPIRATION ?
Gilles Deléris : c’est l’actualité ou nos clients qui nous inspirent. C’est le cas de l’APHP que nous accompagnons dans une initiative Rend-Fort de soutien aux personnels hospitaliers. Ou encore de RTE qui maintient la continuité du transport d’électricité avec ses équipes sur le terrain. Comment ferait-on sans soignants et sans énergie ? J’imagine mal, du reste, ce qu’aurait été la vie confinée avant internet… C’est une chance de garder cette fenêtre ouverte sur le monde à défaut de pouvoir s’y promener. Les sources d’inspiration y sont inépuisables dès qu’on parvient à éviter les théories du complot. Mais je dois dire que l’imagination des paranoïaques est fertile ! En ce qui me concerne, l’inspiration vient aussi du temps qui s’étire. Sans transport, les journées sont plus longues. Sans déplacement, nous gagnons un temps précieux que l’on met à profit pour ralentir les processus, pour prendre un peu de recul et tenter de penser à quoi nous pourrons être utiles demain. Il y a beaucoup de littérature disponible sur le thème de l’après. Je navigue entre ces lectures et la saison 4 de la Casa del Papel. Là aussi, les scénaristes s’en donnent à cœur joie ;)
3) QU’EST-CE QUI VOUS MANQUE LE PLUS DANS LA PRATIQUE (LIBRE) DE VOTRE MÉTIER ?
Gilles Deléris : avec Denis Gancel, mon associé, nous avons créé une agence pour réunir de grands talents et de bonnes personnes et passer le plus clair de notre temps à partager la même passion. Évidemment, ces jours-ci, les conditions physiques ne sont pas vraiment réunies. Une agence, c’est un corps social et de l’intelligence en mouvement. Ce sont des rencontres, des éclats de rire et l’idée d’un élan collectif. À distance, c’est bien plus abstrait. Et puis il y a les pitchs, ces moments d’adrénaline partagés lorsque émerge l’idée qui pourra nous faire gagner. Cette excitation-là est fertile. Elle peut illuminer des journées.
4) L’IMAGINAIRE EST LIBRE LUI : OÙ VA LE VÔTRE SI VOUS DEVIEZ CRÉER UNE CAMPAGNE POUR UNE MARQUE IMAGINAIRE ?
Gilles Deléris : le "Jour d’après", qu’évoquent les oracles, s’il vient, sera fait de petits changements et d’actes concrets qui établiront peu à peu, en une ou deux générations, de nouveaux référentiels. Les entreprises ont un rôle majeur à jouer, bien sûr. Nous serons à leurs côtés. Mais cela passera avant tout par l’école, par la culture, par des lois contraignantes, sans doute. Et donc par l’État, par la puissance publique et une politique d’investissements concrets. Le Politique – P majuscule – prendra alors tout son sens. C’est ici que nos métiers doivent se retrouver et faire leur part. Nous avons des outils puissants dont chacun a bien conscience qu’ils peuvent être mieux utilisés. C’est sans doute cela que j’aimerais imaginer : comment concevoir, traduire et communiquer ce qui nourrira un imaginaire collectif, comment véhiculer des idées nouvelles, plus frugales, plus respectueuses et induire de nouveaux comportements, la publicité est un formidable vecteur. La bonne, bien sûr, celle qui parle à la tête, celle qui nous embarque, nous fait rire ou nous émeut, mais pose les bonnes questions au lieu de servir des réponses définitives. Celle qui nous émancipe. À cette condition, elle redeviendra attractive. Je ne sais pas si la communication changera le monde. Pas sûr que ce soit son rôle. Mais elle pourra porter à connaissance les initiatives vertueuses et, à sa façon, en être prosélyte.