Vin Millésime 2090 : Entre grand cru et grand bluff
Quand dentsu X imagine demain, cinquième épisode…
Cet exercice de design fiction, réalisé par dentsu X, a pour ambition d’analyser comment les signaux faibles de notre société pourraient la faire évoluer s’ils devenaient la norme dans vingt ou trente ans. Cet exercice n’a pas vocation à prédire l’avenir, mais plutôt à comprendre comment les marques pourraient s’adapter, voire jouer un rôle dans ces éventuelles transformations ?
En 2090, le réchauffement climatique a redessiné le paysage viticole mondial, bouleversant des traditions millénaires. La France, autrefois berceau incontesté du vin, a dû s’adapter à des conditions extrêmes : des terres arides, des vendanges avancées, et surtout, des vignobles réduits à des minuscules parcelles protégées. Deux marchés distincts émergent : d’un côté, des cuvées ultra-premium issues de terroirs restreints et rares, symboles d’un patrimoine à préserver ; de l’autre, des simili-vins accessibles, produits en laboratoire, personnalisables à l’infini mais déconnectés de tout patrimoine.
Et si demain, cette opposition entre terroir et chimie redéfinissait ce qu’est le luxe ? Et si l’aspérité, le non-personnalisable devenaient les nouveaux étendards prestigieux d’un monde saturé de perfection technologique aseptisée ?
L’odeur légère du bitume chauffé par le soleil flotte dans l’air tandis qu’Eren marche d’un pas rapide dans son quartier. Chaque semaine, il aime se rendre dans la boutique de son assembleur favori. Mais aujourd'hui il passe son chemin, cette année il veut offrir un vin d’exception, où le goût n’est pas calibré selon les désirs du consommateur mais façonné par le temps et l’artisanat.
Il sait pourtant que cette quête ne sera pas simple. Trouver un vin qui ait encore une histoire, une vraie, relève aujourd’hui de l’exploit. Le réchauffement climatique ayant bouleversé la répartition des vignobles, certaines régions naguère prospères sont devenues trop arides pour la viticulture et seules quelques hectares placés sous haute protection subsistent. Ces parcelles restreintes ne produisent qu'une poignée de centaines de bouteilles par an, mises en circulation lors de ventes aux enchères événementielles et non auprès du grand public. Quant aux terres restantes, elles ont été réaffectées à d’autres activités agricoles, comme l’élevage d’animaux résistants à la chaleur, ou encore la culture de fruits exotiques, transformant la France en un patchwork de saveurs inédites.
Depuis la loi Cepsan de 2070, les cavistes de jadis se sont réinventés en devenant des « assembleurs ». Leurs boutiques, un mélange entre laboratoire high-tech et galerie d’art minimaliste, sont à la pointe de la technologie.
Sur leur devanture, un mur numérique propose un scan biométrique qui analyse les préférences gustatives, l’état émotionnel et même les besoins alimentaires du client en temps réel. La promesse n’est pas celle historique du vin : ici, le patrimoine s’efface au profit d’une expérience immersive et ultra-personnalisée. D’ailleurs, depuis la loi Cepsan, on ne parle plus de cuvée ou de de vin mais d’ « assemblage », plus d’arômes mais de « profil sensoriel » et plus de millésime mais de « signature gustative ». La loi interdit également l’usage de visuels de vignobles ou de terroirs dans les campagnes publicitaires visant à promouvoir ces assemblages. Les assemblages, bien que puisant leurs origines dans le vin, ont dû inventer leurs propres codes, allant jusqu’à créer un conditionnement exclusif. Les bouteilles traditionnelles ont laissé place à des capsules modulables, légères et conçues à partir de matériaux entièrement recyclables. Ces réglementations visent à éviter toute confusion entre l’artisanat et la chimie.
Au sein de ces boutiques, Eren a l’habitude de choisir sa "base de vin" parmi des options locales ou exotiques, produites en laboratoire à partir de cépages modifiés. Les saveurs sont ensuite modulées par des cartouches d’arômes : mûres, truffes, ou des touches surprenantes comme la vanille fumée ou le poivre rose. Bien que les assemblages soient propres à chacun, il existe des individus propulsés au rang de star grâce au partage de leur assemblage unique devenu viral sur les plateformes communautaires. Via un cloud international, permettant le partage des codes spécifiques à chaque assemblage, ces derniers peuvent être reproduits dans le monde entier et notés par les consommateurs. Le score de viralité obtenu sur les réseaux sociaux offre même des royalties aux créateurs les plus appréciés. Pendant dix semaines, Eren est resté en top des ventes avec son mélange aux notes de fruits jaunes et jasmin !
Il apprécie ce processus : rapide, et surtout adaptable à chaque occasion. Mais dans quatre jours c’est la Saint-Valentin, et pour Naya, il veut quelque chose de plus rare, de plus grand, de plus chargé d’histoire. Il s’éloigne d’un pas pressé, direction la gare.
Eren a décroché une invitation pour une vente aux enchères privée, organisée dans une salle souterraine d’un prestigieux domaine viticole bourguignon. C’est grâce à son oncle, un vigneron devenu consultant pour des collectionneurs fortunés, qu’il a pu découvrir ce cercle hyper sélect composé de grands patrons et de connaisseurs influents. Autour de lui, des discussions murmurées portent sur les dernières parcelles encore en activité et les millésimes disparus. Ici, tout le monde sait que le vrai luxe réside dans les aspérités, les imperfections d’un vin façonné par la terre et le hasard des conditions climatiques, par le savoir-faire du vigneron, bien loin des laboratoires aseptisés.
Le clou de la soirée est une bouteille mythique : "La Dernière Côte 2075", un millésime produit dans l’une des ultimes parcelles préservées sous cloche hygrométrique de Bourgogne. Le vigneron, connu pour son approche artisanale presque mystique, est une légende. On dit que chaque bouteille raconte l’histoire d’une lutte contre le climat, et l’oubli.
Les enchères débutent, fébriles. Eren, armé de ses modestes économies, tente de suivre. Mais les chiffres s’envolent : 500 000 crédits, 750 000 crédits...1,2 million de crédits ! L’espoir s’effondre. Le marteau tombe et les applaudissements fusent. Il observe la bouteille partir entre les mains d’un magnat de la tech, probablement destinée à un coffre-fort plutôt qu’à une table.
Il ne reste plus que 3 jours... Frustré par les prix astronomiques des enchères, et pressé par le temps, Eren est sur le point de se résigner lorsque lui vient une idée. Et s’il tentait le marché noir du vin ? Ce réseau clandestin, zone grise où se croisent des amateurs désespérés et des faussaires adroits.
Parmi les produits du marché noir, certains vins attirent particulièrement l’attention : ceux issus de vignobles scandinaves cultivés sur des sols français illégalement exportés dans les années 2050-2060. Ces terres, arrachées aux grands vignobles de toute la France, auraient été discrètement transportées vers la Norvège et la Suède, où le climat, devenu plus doux, offrait une seconde vie aux cépages historiques. On murmure qu’une maison française, au bord du gouffre, aurait orchestré cette exportation controversée. Les conséquences de ce « vol de patrimoine » tel qu’exprimé par le premier ministre Français avaient été désastreuses. Toute la diplomatie de l’Union Européenne s’en était retrouvée ébranlée. Pour Eren, bien que ces bouteilles ne possèdent pas d’AOP, ce sont des copies si proches qu’il est presque impossible de les distinguer des originaux.
Dans un entrepôt discret en périphérie de la ville, il rencontre une "courtier en crus" : une femme aux cheveux gris argentés et au sourire énigmatique. Elle lui tend une bouteille. "C’est une fac-similé de La Dernière Côte. Elle est issue d’une parcelle viticole de Syrah clandestine près d’Oslo. Même processus de vinification, mêmes arômes, mais… disons, fabriqué hors des circuits officiels. Et surtout bien moins cher"
Eren hésite. La bouteille est magnifiquement réalisée, et même la trace blockchain falsifiée semble crédible. Il passe son doigt sur l’étiquette qui lui projette instantanément une carte détaillant l’emplacement exact du vignoble et une vidéo explicative sur l’artisan-vigneron de la bouteille originale. Tout semble irréprochable. Pour 200 000 crédits, elle est à lui.
Ce soir-là, Naya découvre la bouteille sur la table. Lorsqu’ils dégustent le vin, Eren reste silencieux un instant, puis s’exclame : "C’est incroyable, non ? On dirait un vrai Bourgogne !"
Échangeant un regard complice, ils lèvent leur verre, laissant les arômes du vin remplir la pièce et leurs discussions dériver sur leurs souvenirs communs. Ce moment, qu’il soit ancré dans l’histoire ou réinventé par la technologie, reste précieux. Finalement, pour Eren, ce qui importe n’est pas tant l’origine de la bouteille, mais les instants qu’ils partagent autour d’elle.
Et tandis que la soirée s’étire, les questions s’effacent doucement, laissant place à une simple vérité : le plaisir réside dans l’instant, dans la compagnie, et dans la joie de savourer quelque chose ensemble.