Ben Page (Ipsos) : La plus grande tendance est la «perte de l'avenir»
Les Ipsos Global Trends dévoilées en avant-première à Cannes.
A l’occasion du Cannes Lions International Festival of Creativity, Ben Page, CEO d’Ipsos, dévoile en avant-première les grandes tendances de l’année de l’étude internationale Global Trends qui fête ses 10 ans en 2024.
CB News : Quelles sont les principales tendances qui ont marqué la décennie ?
Ben Page : La plus grande tendance à laquelle nous sommes confrontés en Occident est la « perte de l'avenir ». Elle est très présente en politique dans presque tous les pays. Comme le montre la dernière édition d'Ipsos Global Trends, que nous publierons en juillet, 8 personnes sur 10 dans le monde pensent qu'il est normal que la prochaine génération soit plus riche que leurs parents. C'était le cas durant une grande partie des Trente Glorieuses en France, par exemple.
Mais au 21e siècle, ce n'est plus vrai pour une très grande partie de la population. Cette situation est à l'origine d'une multitude de tendances en politique et dans la société. Par exemple, le nouveau nihilisme est la tendance à renoncer à l'avenir et à vivre au jour le jour, avec les modèles « acheter maintenant, payer plus tard » qui deviennent populaires, les gens abandonnant le carriérisme et optant simplement pour des « lazy girl jobs », des emplois peu contraignants et peu fatigants, en Amérique. C'est également à l'origine de tendances comme le retour aux traditions où l'on peut voir des signaux comme la montée des « Trad wives », un mouvement prônant le retour d'un rôle de la femme mariée comme femme au foyer - en période d'incertitude, la tradition et la nostalgie deviennent un aimant puissant pour ceux qui ont perdu confiance en l'avenir.
Enfin, une tendance qui se poursuit est celle que nous appelons « Technowonder » - environ 57% des personnes dans le monde jugent que la technologie détruit nos vies, mais encore plus estiment que nous aurons besoin de la technologie pour résoudre nos problèmes. Nous sommes donc à la fois dépendants de la technologie, impressionnés par les capacités de l'IA, et suffisamment inquiets pour voir une augmentation du nombre de personnes achetant des téléphones Nokia 3210 réédités comme moyen de combattre la dépendance aux réseaux sociaux.
CB News : Quel est votre point de vue sur les tendances et comment aident-elles les marques ?
Ben Page : Nous savons que les marques qui comprennent le contexte complet dans lequel évoluent leurs consommateurs - et pas seulement au moment de l'achat - et celles qui font preuve d'empathie, surperforment. Un framework de tendances approprié peut aider pour ces deux aspects. Le défi pour les spécialistes du marketing est qu'ils sont souvent tellement absorbés par le quotidien, par l'activation à court terme, qu'ils n'ont pas le temps de prendre du recul et de voir la forêt plutôt que les arbres. Elles vous permettent d'être conscient des futurs scénarios possibles et d'être plus créatif dans votre réflexion. Prendre le temps de réfléchir aux mentalités émergentes qui peuvent devenir courantes, comprendre les forces macro qui sont à l'origine des changements dans la société sont des moyens importants d'être paré à toute éventualité.
CB News : Comment expliquez-vous les différences entre les perceptions et la réalité dans certains de vos points de données ?
Ben Page : Les gens ne font pas toujours ce qu'ils disent et se trompent souvent massivement dans leur compréhension de leur propre société - comme notre série Perils of Perception l'a démontré. Les raisons en sont fascinantes - parfois, il peut s'agir de quelque chose comme l’« innumérisme émotionnel » - par exemple, en France et ailleurs en Europe, le public surestime massivement le nombre de musulmans dans le pays, parce qu'il est préoccupé par le terrorisme islamique - en conséquence, quand on lui demande combien il y a de musulmans en France, il répond avec un chiffre qui correspond à son niveau de préoccupation, plutôt qu'à un chiffre réel. La même chose se produit lorsque nous demandons combien d'adolescentes tombent enceintes - le public surestime massivement le nombre d'adolescentes enceintes - parce qu'il est préoccupé par les grossesses chez les adolescentes quand on lui pose la question.
CB News : Parmi les grands thèmes, lesquels génèrent le plus de tensions et d'incertitudes ?
Ben Page : Le changement climatique, l’évolution incessante de la technologie, les migrations et l'incertitude économique sont les thèmes sur lesquels je me concentrerais - ils sont à l'origine de nombreux « changements » individuels dans les attitudes que nous pouvons observer, et des façons de faire face au changement. Ils poussent au repli sur le passé, à simplement se désengager, ou à se battre, mais ce sont des macro-forces fondamentales qui nous animent tous, avec la démographie. Il n'y aura plus d'Italiens dans 160 ans si leur taux de natalité - ou leur taux d'immigration – n’évolue pas ; la diminution du nombre de femmes ayant des enfants est quelque chose qui est totalement sous-apprécié dans ses implications à long terme. À l'avenir, pour de nombreuses marques, le problème sera de ne pas avoir assez de consommateurs pour soutenir leur croissance, à cause de cela.
CB News : Et lesquels créeraient des opportunités ?
Ben Page : De différentes manières, les 13 tendances clés créent toutes des opportunités - vendre du matériel de survie à ceux qui s'inquiètent de l'avenir, faire preuve d'empathie envers les personnes qui se sentent « dépassées ». Prenons l'exemple d'un produit tendance qui a réussi en tirant parti des tendances : la tasse Stanley Quencher aux États-Unis. Je trouve incroyable qu'elle ait propulsé une croissance de 1000% dans une entreprise centenaire. Leurs nouveaux lancements multicolores montrent une compréhension de l'évolution de l'identité. Il y a le pouvoir de la confiance (à la fois dans la marque et dans l'influenceur qui a propulsé la vente initiale). Il y a un peu de nouveau nihilisme là-dedans car il s'agit de la peur de manquer quelque chose. Et surtout une meilleure compréhension du genre et de la consommation - cette vénérable marque américaine a réalisé que les femmes utilisaient très peu son produit et a cherché à comprendre comment leur mode de vie évoluait, pour mieux s’y adapter.
CB News : L'une des grandes tendances est l'IA, comment va-t-elle impacter la publicité ?
Ben Page : Elle fera plusieurs choses - réduire les coûts en permettant de produire du contenu plus efficacement et de manière plus ciblée. Elle permettra d'améliorer l'efficacité en fournissant des données en temps réel sur l'impact d'une manière qui serait trop complexe pour que les humains puissent le faire sans aide. Elle devrait considérablement améliorer le ciblage des publicités numériques afin que le contenu que vous recevez soit bien plus pertinent et intéressant. En même temps, elle risque d'être fade et peu inspirante si elle n’est pas associée à l’intelligence humaine et c’est ce que nous prônons chez Ipsos. Par exemple, nous pouvons constater que l'IA est douée pour évaluer la valeur de divertissement global de la publicité, mais faible pour comprendre l'humour. Nous avons déjà constaté un déclin significatif de l'humour dans la publicité au cours de la dernière décennie - malgré son efficacité pour booster la visibilité de la marque.