Corinne Mrejen (Les Échos-Le Parisien) : « il n’y aura pas de transition réussie sans un nouveau modèle de croissance, et réciproquement »
Pour CB News, Corinne Mrejen, directrice générale chargée du pôle Partenaires et chief impact Officer du groupe Les Échos-Le Parisien, dresse les contours, les objectifs et les résultats résolument affichés de sa politique de transformation, à l’heure du défi climatique et environnemental. En prenant soin de toujours démontrer que business et impact ne s'opposent pas, selon la dirigeante. Interview exclusive.
CB News : Dès 2019, le groupe Les Échos-Le Parisien initie une démarche de transformation responsable… Avez-vous le sentiment d’avoir été un média pionnier en la matière ?
Corinne Mrejen : Notre conviction, c’est qu’un grand groupe média comme le nôtre ne peut plus se contenter d’être le spectateur des événements du monde, aussi averti soit-il. Il doit aussi être un acteur de la transformation de la société. Pierre Louette, PDG du Groupe Les Échos-Le Parisien, en a fait le nouveau paradigme de notre mission fondamentale. Nous l’avons formalisée dans la raison d’être énoncée : « notre groupe s’engage à favoriser l’émergence d’une nouvelle société responsable, en informant, en mobilisant et en accompagnant chaque jour les citoyens et les entreprises ».
Nous avons été parmi les premiers à mettre en œuvre une stratégie d’engagement responsable. Depuis 2019, toutes les actions que nous entreprenons s’articulent autour de deux lignes de force : montrer le chemin pour encourager la volonté d’agir des 25 millions de Français qui s’informent avec nos marques médias et qui se rassemblent à l’occasion de nos événements ; montrer l’exemple en transformant les propres pratiques de notre entreprise et nos modèles d’affaires afin de les rendre compatibles avec les limites des ressources planétaires. C’est ainsi que toute l’entreprise et ses différents services se sont mobilisés.
CB News : Accompagner éditorialement cette transformation, ce n’est pas suffisant ? Il fallait donc que le groupe lui-même montre l’exemple ?
Corinne Mrejen : À chaque étape de notre démarche, nous sollicitons la participation de toutes les parties prenantes de notre groupe, nos collaborateurs en interne et nos publics externes (lecteurs, fournisseurs, prestataires, partenaires). C’est d’autant plus important qu’ils nous challengent toujours plus sur ces sujets. Dès le départ, dans un souci de cohérence et de transparence, nous avons fait le choix de « pratiquer ce que l’on prêchait ».
C’est pourquoi, de manière simultanée, nous avons développé un grand programme de développement éditorial, mobilisant toutes nos marques, et un plan de réduction de notre émission de gaz à effet de serre. D’un côté, nos rédactions éclairaient nos lecteurs sur les Accords de Paris, de l’autre, notre entreprise prenait des engagements pour s’y astreindre elle aussi. Comment être crédibles quand nos médias décryptent les enjeux des Accords de Paris et des différentes COP, si notre groupe s’affranchit de respecter la trajectoire des 1,5 degrés ? C’est pourquoi nous avons pris des engagements particulièrement ambitieux, à la hauteur du défi environnemental et de l’urgence climatique, et très concrets aussi, à travers des feuilles de route chiffrées pour piloter nos progrès au quotidien.
Nous savons que le chemin est long. Mais c’est ainsi que nous gardons le cap et la bonne allure !
CB News : Entre 2022 et le moment de cet échange, les développements ont été nombreux, aussi bien pour Les Échos que pour Le Parisien… Vos lecteurs se retrouvent-ils dans ces sujets climatiques, environnementaux et économiques aujourd’hui cruciaux mais aussi, parfois, très complexes ?
Corinne Mrejen : Nos lecteurs sont loin d’être attentistes, ils sont même majoritairement prêts à passer à l’action. Force est de constater qu’ils nous encouragent – je dirais même qu’ils nous pressent – à en faire toujours plus et mieux, pour répondre à leurs besoins de compréhension et à leurs recherches de solutions concrètes. Régulièrement, nous interrogeons nos abonnés – notre groupe en compte aujourd’hui 500.000 – pour cerner leurs attentes et observer l’évolution de leurs comportements. Dans la dernière livraison de résultats, deux chiffres nous ont particulièrement impressionnés : 76% de nos abonnés (dont la moitié plus qu’avant) suivent de près la couverture éditoriale de nos médias sur tous les enjeux ESG ; 80% affirment avoir changé leurs comportements. S’informer pour comprendre et agir : on retrouve là l’essence même de la mission de marques médias premium et de la force du lien qui les unissent à leurs publics.
Ces résultats ont conduit nos rédactions à produire des contenus pour information, d’autres pour inspiration et action. Les premiers irriguent toutes les rubriques de nos médias, de la politique à l’économie, de la finance à la tech, de la consommation au sport. Leur volume a considérablement progressé ces derniers mois. La seconde nature de contenus répond à notre volonté de sortir du strict registre de l’actualité immédiate pour proposer des temps de lecture plus approfondis. Je pense aux initiatives dédiées telles que « Les Échos Planète », « Le Parisien Ma Terre », « Investir Responsable ». Ces extensions des marques mères sont devenues de véritables rendez-vous.
Dans notre mission d’informer, nous savons que les plus grands défis exigent les plus grandes expertises. La singularité de nos marques médias est de savoir rendre accessible la complexité. Les problématiques traitées sont infinies et de toutes natures, entre le carbone, la biodiversité, les problématiques du cycle de l’eau sans parler des questions de parité ou de justice sociale... La formation et la montée en compétences de nos rédactions est un enjeu de première importance. C’est pourquoi Pierre Louette a tenu à la mise en œuvre d’un grand programme de formation. Il s’agit d’outiller le mieux possible nos quelques 700 journalistes, de parfaire leurs connaissances sur des transformations profondes et systémiques. Ce plan est en cours d’extension à tous les services de la maison.
CB News : Vos supports print ou web jouent un rôle pédagogique primordial pour accompagner ces sujets sur le devant de l’actualité. Mais vous misez également sur l’événementiel…
Corinne Mrejen : Les événements construisent l’un des piliers de la stratégie du Groupe Les Échos-Le Parisien, premier publisher français en la matière. Bien plus qu’une diversification, ils sont le prolongement naturel, essentiel même, de l’expérience proposée par nos marques médias. Les événements sont des moments passionnants et porteurs d’optimisme, de volontarisme afin d’encourager la décision et le passage à l’action. Notre monde moderne a besoin de propositions, de solutions, de pistes d’expérimentations. Il s’agit aussi d’imaginer le monde de demain et de construire un avenir avec un état d’esprit, celui de nouveaux explorateurs.
Alors oui, nous misons résolument sur les événements pour porter un pan entier de notre transformation responsable.
C’est tout le sens de notre rapprochement avec les équipes de ChangeNOW dont notre groupe est devenu actionnaire majoritaire il y a trois ans. Fondé en 2017, cet événement est à la révolution responsable ce que VivaTech est à la révolution numérique : un sommet mondial de trois jours qui rassemble les solutions les plus innovantes et les acteurs du changement qui s'attaquent aux plus grands défis de notre planète, afin qu'ils agissent ensemble. La dernière édition, en mai dernier au Grand Palais Éphémère, a battu un record de fréquentation avec plus de 35.000 participants. 120 pays étaient représentés. Remarquons qu’avec ChangeNOW ou VivaTech, les événements apportent une dimension internationale à notre groupe.
Plus largement, ce sont tous nos événements « maison » qui montent en puissance sur les thématiques ESG (Environnement, Social et Gouvernance) : Médias en Seine, Inclusiv’day ou encore Go entrepreneurs. Au-delà de leur très forte capacité de prescription, ils représentent aussi un véritable challenge sur le plan de leur éco-conception. En cela, le savoir-faire de ChangeNOW inspire et irrigue la démarche de tous nos événements afin que les bonnes pratiques se généralisent aussi vite que possible.
CB News : L’engagement du groupe s’exprime aussi au niveau de la régie publicitaire. Vous rappelez régulièrement votre attachement à ce que la communication soit moteur de transition, de transformation. Qu’en est-il concrètement ?
Corinne Mrejen : Naturellement, la régie prolonge l’engagement du groupe. Nous nous évertuons à démontrer que notre secteur est lui aussi compatible avec les transitions. Avec nos équipes et en relation étroite avec nos clients, annonceurs et agences, nous interrogeons notre rôle, nos pratiques et nos offres. On a coutume de dire que ce qui se passe à l’intérieur se ressent à l’extérieur. C’est ce qui nous a incités, durant l’année écoulée, à former 100% des collaborateurs de la régie à la Fresque du Climat et à la Fresque de la Publicité.
Je vois deux défis à relever pour Les Échos Le Parisien Médias. Le premier, c’est notre contribution aux changements de comportements. Elle est d’autant plus précieuse qu’elle réunit la vertu transformative des grands médias et de la communication. C’est sur cette base que nous avons imaginé et développé le concept des grands programmes de communication. Ces dispositifs sur mesure, se déclinant sur le temps long, permettent aux entreprises de légitimer et valoriser leurs engagements responsables. À titre d’exemple, dernièrement, nous avons mis en œuvre avec le soutien d’Axa un programme de communication dans le but de faire émerger une nouvelle génération d’acteurs de l’économie responsable et solidaire.
Notre second défi concerne l’impact même de la publicité, dans ses cadres et ses modes de diffusion. Bref, elle aussi doit être vertueuse dans son empreinte carbone. Pour ce faire, il est nécessaire d’objectiver nos mécanismes de mesure au regard de la transition, sans pour autant mettre de côté la recherche légitime d’efficacité. Faire en sorte que la communication soit à la fois vertueuse et efficace ne semble pas un combat vain. Nous avançons positivement dans ce sens. C’est le cas avec la solution « Low Impact » qui adresse la question de la diffusion bas carbone de nos campagnes vidéo. Nous avons également inauguré la calculette carbone « Pi », conçue avec Ekodev, M Publicité et MEDIA.Figaro. Elle permet de mesurer l’empreinte carbone des campagnes digitales et print.
En parallèle, nous explorons différentes voies pour réduire l’impact de la chaine programmatique. Je pense notamment à la poursuite de notre stratégie SPO pour assainir la chaîne de valeur programmatique (nous avons déjà rationnalisé le nombre de SSP présents dans notre stack programmatique en interne). Et nous venons de signer un partenariat avec Greenbids pour réduire l’impact carbone en réduisant le nombre d’enchères aboutissant à l’achat programmatique.
CB News : Vous le disiez plus haut, le groupe a un devoir d’exemplarité dans son engagement responsable. Comment cela se traduit-il concrètement pour vos collaborateurs ?
Corinne Mrejen : C’est un prérequis incontournable : la transformation ne pourra se faire qu’avec chacune et chacun de nos collaborateurs. Pour cela, nous misons à la fois sur l’acculturation et la formation. Cela concerne toutes les strates hiérarchiques de l’entreprise. Au sein du Comex, nous avons lancé une « Académie Impact », des moments d’échanges avec de grands experts, tels que Jean-Marc Jancovici (Carbone 4), Marie Ekeland (2050) ou prochainement Emmanuel Faber (ISSB). Pour la montée en compétences de l’ensemble de nos équipes, en coordination avec la DRH du groupe, nous leur proposons des fresques du climat, des formats de e-learning, des rencontres inspirantes et des ateliers pratiques. Très fédérateurs, ces temps forts renforcent la culture groupe autour de sa raison d’être.
CB News : Est-ce si simple ? Les investissements financiers dans la formation peuvent se révéler très importants, voire lourds ?
Corinne Mrejen : Il va de soi que chaque transformation nécessite des moyens. Comme l’exprime très bien cet adage célèbre – « l’avenir, il ne s’agit pas de le prévoir, mais de le rendre possible ! », il convient dès lors d’investir sans attendre, ce que nous faisons, et au bon endroit, principalement dans l’expertise de nos marques et de nos équipes, donc dans la formation. Cela passe aussi par une vigilance constante sur tous ces sujets ESG et une préparation au monde qui nous attend. Nous devons aussi faire en sorte que nos arbitrages intègrent tous ces paramètres. C’est le sens de la mission que m’a confiée Pierre Louette comme Chief Impact Officer. Elle est d’autant plus exaltante qu’elle nous conduit à inventer de nouvelles formes de croissance pour notre groupe.
CB News : Et puis vous suivez le cadre fixé par votre actionnaire, LVMH, qui est lui aussi ambitieux en s’inscrivant dans le cadre des Accord de Paris pour la limitation du réchauffement climatique à 1,5°. Pour quels résultats ?
Corinne Mrejen : Dans le plan de décarbonation du groupe, nous appliquons l’évolution de la réglementation assignée aux entreprises et le cadre fixé par LVMH : s’inscrire dans la trajectoire des Accords de Paris, dont l’objectif est de limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré.
C’est pourquoi nous nous sommes fixés un objectif très volontariste à l’horizon 2030 : réduire de moitié les émissions de gaz à effet de serre du groupe. Je crois pouvoir dire que nous sommes sur la bonne voie, puisque nous les avons déjà réduites de 34% depuis 2018. C’est le fruit de la mobilisation de tous les services de l’entreprise qui ne ménagent pas leurs efforts pour y parvenir.
CB News : Et quels sont ces objectifs plus concrètement ?
Corinne Mrejen : Je citerais quatre grands objectifs.
Le premier d’entre eux, c’est celui qui nous anime tous : nous montrer à la hauteur du défi climatique et environnemental. Nous concernant, il s’agira de poursuivre l’élargissement de notre couverture éditoriale, la transformation de nos productions événementielles et notre chemin vers des pratiques encore plus exemplaires. La professionnalisation et la montée en compétences de nos équipes resteront un levier déterminant. Nous continuerons la décarbonation de notre activité avec un plan de sobriété volontariste.
Deuxième objectif : apporter la preuve qu'il est vain, et même contre-productif, de vouloir opposer business et impact. Bien au contraire. Soyons certains qu’il n’y aura pas de transition réussie sans un nouveau modèle de croissance, et réciproquement. La réconciliation des deux est le meilleur moyen de veiller à l’intérêt général. Dans cette optique, quoi de mieux que la communication pour accompagner le mouvement ? J’en veux pour preuve la part croissante des campagnes RSE dans nos revenus publicitaires : elles viennent de franchir le seuil significatif des 20%.
Troisième objectif : cultiver la puissance narrative de la communication. Du monde industriel des Trente Glorieuses au monde numérique du 21ème siècle, les imaginaires publicitaires ont toujours constitué un formidable terrain d’expression pour accélérer les prises de conscience et entraîner les plus belles transformations de la société. Alors, faisons atterrir de nouveaux imaginaires, que ce soit dans un film publicitaire ou à l’occasion d’un événement. Les grands médias de contenus premium et leurs contextes de qualité seront à même d’amplifier cette nouvelle ère de la communication. C’est ce à quoi nous nous attelons avec les éditeurs des marques du groupe.
Quatrième objectif : faire avancer un chantier de longue haleine, celui de la mesure de l’efficacité. Comme sur de nombreux sujets fondamentaux, notre groupe se positionnera toujours aux avant-postes pour lancer et contribuer à animer le débat. Cet enjeu dépasse nos intérêts individuels, il doit engager l’ensemble de notre communauté professionnelle, car l’intérêt est collectif et du registre du bien commun.
Dans l’évaluation de la performance globale, les esprits me semblent mûrs, prêts à sortir de cette vision tronquée qui consiste à analyser surtout ce que nous gagnons, sans considérer le coût de ce que nous prenons à la planète, à la nature et à l’humain. Et si nous passions du classique « ROI » au novateur « COI » ? Ou plutôt, si nous cherchions un nouvel équilibre qui mettrait sur le même plan le retour et le coût de nos investissements en communication ? Nous aurions alors une vision réelle de notre impact et de nos progrès. Par ricochet, nous donnerions à voir le meilleur de la publicité et de nos métiers. Notre groupe y est prêt !
Je repense à cette formule de Ruth Bader Ginsburg, une ancienne membre de la Cour Suprême des Etats-Unis : « Battez-vous pour les choses qui vous tiennent à cœur, mais faites-le d’une manière qui incitera les autres à vous rejoindre ».
Voilà bien ce qui nous rassemble. Que nous soyons producteurs d’imaginaires publicitaires ou producteurs de contenus de qualité, nous sommes avant tout des créateurs de lien. C’est une vertu précieuse dont aura besoin le nouveau monde que nous espérons !