Vincent Arvers (Libération) : « le seul média que l’on ne juge pas à l’audience, c’est la presse »


A la tête de la régie publicitaire de Libération depuis début 2024, Vincent Arvers dresse le bilan d’un peu plus d’un an de travail et trace les contours du chemin encore à parcourir. En ligne de mire, toujours et encore, placer l’écosystème du quotidien dans les radars des agences médias et des annonceurs. Interview.
CB News : Il y a un an, vous annonciez à CB News votre volonté refaire de la marque Libération un passage obligé pour les agences media et les annonceurs. Qu’en est-il, le message est-il passé ?
Vincent Arvers: Je pense qu’il y a encore beaucoup de travail. Ce mantra reste d’actualité avec cette logique de redonner de la visibilité à Libération. Le quotidien est encore trop souvent une variable d’ajustement dans les plans médias. Même si c’est un peu moins vrai aujourd’hui, cela reste quand même une réalité.
CB News : Qu’est-ce qui selon vous explique encore cette réticence ?
Vincent Arvers : Je reste assez convaincu qu’aujourd’hui, pas mal de personnes en agences et chez les annonceurs aiment se retrouver dans ce qu’elles lisent. Et si elles ne sont pas lectrices de Libération, elles n’ont pas envie d’y aller, tout simplement. Ensuite, il y a aussi celles qui n’ont pas lu Libération depuis longtemps et qui ont du mal à positionner le journal aujourd’hui.
CB News : Ce serait donc une question d’image et/ou de perception aujourd’hui dépassée de Libération ?
Vincent Arvers : Exactement. Le paysage politique français a énormément évolué, et ça complique également les choses. Avant, c’était plus clair : on était électeur RPR, on lisait Le Figaro ; on était plutôt centriste, on lisait Le Monde ; et si on était socialiste, on lisait Libération, ou Libération et Le Monde. Aujourd’hui, tout ça s’est brouillé. Les frontières sont moins nettes. Ces derniers mois, également, nous avons vécu des séquences politiques compliquées.
CB News : Sentez-vous encore une forme de résistance de la part de certains annonceurs ?
Vincent Arvers : Oui, totalement. Le vrai défi aujourd’hui, c’est de réussir à faire revenir ces annonceurs, leur faire rouvrir Libération, leur faire relire pour qu’ils se rendent compte de la réalité de notre ligne éditoriale. Et surtout leur montrer que nous sommes un support de communication au même titre que nos confrères. Il y a encore cependant du chemin à faire.
CB News : Et au-delà de la question de Libération, est-ce que vous sentez une difficulté plus générale à valoriser la presse comme média publicitaire ?
Vincent Arvers : Oui, c’est un autre sujet, mais qui est lié. Nous avons, collectivement sur le marché, une vraie difficulté à bien valoriser la presse comme média complémentaire et efficace pour les campagnes publicitaires. Et je ne parle même pas de tous les enjeux autour de la relocalisation des investissements en France, du soutien au pluralisme… ça, c’est encore même un autre débat.
CB News : Quand on additionne tous ces facteurs, on sent bien qu’il y a un vrai sujet…
Vincent Arvers : Oui. Et je vais être honnête, il y a un autre point dont je n’avais peut-être pas tout à fait mesuré l’ampleur : Libération a laissé une place vacante à trois acteurs de la Presse quotidienne nationale, qui ont pris la main. Et à cause des tensions budgétaires, beaucoup souhaitent que cela reste comme ça.
CB News : L’an dernier, vous évoquiez votre volonté de mieux parler d’audience…
Vincent Arvers : C’est vrai, c’était un point clé. Et justement, les chiffres sont bons. Que ce soit en DFP sur le print, ou sur le site, sur l’année écoulée, les indicateurs sont très solides. Selon les données OneNext Global de l’ACPM publiées la semaine dernière , nous progressons de +13% sur le S1 2025 vs le S1 2024.
CB News : Quels enseignements tirez-vous de ces chiffres ?
Vincent Arvers : L’un de mes combats depuis plusieurs mois, c’est justement de faire entendre que le seul média qu’on ne juge pas à l’audience aujourd’hui, c’est… la presse ! Selon les DFP 2024 de l’ACPM, Libération c’est plus de 110 000 exemplaires écoulés chaque jour tandis que pour les deux titres leaders de la PQN en DFP, c’est x5 et x3, environ. Mais si l’on prend l’audience réelle avec les chiffres de OneNext Global, nous sommes à plus de 1,2 million de lecteurs par jour. Nous faisons +23% sur le nombre de lecteurs moyens. En comparaison, Le Figaro c’est 1,8 million de lecteurs par jour, soit même pas 50% de plus que Libération. Et nos prix ne sont vraiment pas comparables.
CB News : C’est un argument que vous mettez en avant auprès des annonceurs ?
Vincent Arvers : Exactement. On peut tout à fait dire : je fais mon plan PQN avec Le Monde, Le Figaro, Les Échos. Mais quand on regarde les chiffres, Libération a encore 46% de lecteurs exclusifs par rapport à ces trois confrères. Si on applique ça à nos 1,2 million de lecteurs, cela représente plus de 550 000 lecteurs exclusifs que les annonceurs décident de ne pas toucher. Et ça, pour quelques milliers d’euros supplémentaires.
CB News : Vous avez le sentiment que Libération est parfois exclue des plans médias sans réelle justification ?
Vincent Arvers : Oui, et même sur des plans qui activent d’autres titres de la PQN moins puissants, mais tout aussi complémentaires. Parfois, on dirait que la France s’arrête au centre. C’est absurde. Alors après, il y a peut-être des raisons valables, mais même en creusant, je n’en ai pas trouvé de vraiment convaincantes pour justifier qu’on mette Libération de côté.
CB News : Au-delà de tout cela, il y a aussi le sujet du développement de nouvelles sources de revenus. Où en êtes-vous de votre diversification ?
Vincent Arvers : Si l’on regarde la répartition du chiffre d’affaires de l’année dernière, nous sommes à 50% pour le print, et ensuite 25% pour le digital et 25% pour les événements. Nous progressons fortement du côté de l’événementiel avec lequel nous sommes toujours très ambitieux depuis un an.
CB News : Et sur le digital ? Vous aviez indiqué l’an passé que 60% de ces revenus venaient du programmatique. Il y a des marges de progression ?
Vincent Arvers : Oui, c’est un sujet clé. L’an dernier, le problème c’était surtout le manque de visibilité : beaucoup d’agences media ne savaient même pas que notre inventaire programmatique existait. Et sur le digital, ce sont elles qui pilotent vraiment les achats. Cela prend donc plus de temps que prévu.
CB News : Il a donc fallu poser les bases ?
Vincent Arvers : Oui, exactement. Il m’a fallu neuf mois pour tout remettre à plat techniquement. Mais depuis septembre dernier, nous avons recruté un responsable digital, et là, nous sommes vraiment dans une phase d’évangélisation. Nous commençons à activer des deals directs, on voit les premières campagnes de gré à gré… Il reste encore une belle marge de progression, mais les fondations sont posées.
CB News : Qu’en est-il de votre DMP ?
Vincent Arvers : Elle a été activée fin mars 2024. C’était un prérequis stratégique Nous avons aujourd’hui des volumes très intéressants en données first party, avec des segments ultra-affinitaires. Cela renforce considérablement notre légitimité vis-à-vis des agences, notamment pour créer des deals sur mesure.
CB News : Et les opérations spéciales ?
Vincent Arvers : Oui, cela faisait partie des gros chantiers de l’année dernière. On a tout revu, et on a aussi recruté quelqu’un en janvier pour renforcer ce pôle. C’est un vrai retour aux fondamentaux. Et puis, je suis totalement ouvert à des collaborations bimédia, si cela permet d’avoir une réponse globale et de toucher le plus grand nombre. Et surtout, derrière tout ça, il y a cette volonté de remettre la créativité au cœur. C’est dans l’ADN de Libé. C’est ce que le journal a toujours été : créatif, audacieux, engagé. Cette identité doit se retrouver dans le journal, sur le site, dans les événements. Il faut que ce soient des expériences fortes, porteuses de sens pour les annonceurs comme pour nos lecteurs.
CB News : Toute l’année 2023, Libération fêtait son 50ème anniversaire. Est-ce que cet événement au long cours vous a aussi servi de tremplin ?
Vincent Arvers : Oui, ça a clairement été une année fondatrice. Elle nous a permis de clarifier notre vision, de structurer nos démarches, et aussi d’augmenter significativement la volumétrie des événements. À la base, nous avions prévu 14 villes, et au final on est allés dans 17 villes, avec une vingtaine d’événements. Ce qui est marquant, c’est que plus de 60% des participants à nos événements sont des moins de 25 ans. Sur plus de 40 000 participants en 2023, c’est énorme. Ces jeunes ont une véritable appétence : ils veulent s’informer, rencontrer des profils variés, développer leur esprit critique.
CB News : Vous avez aussi un autre événement en préparation ?
Vincent Arvers : Oui, il y en a un nouveau qui s’appelle Confidences, axé sur l’intime, le rapport au corps, mais aussi des sujets plus durs comme le harcèlement ou l’inceste. Pour ces thématiques, il faut des formats encore différents, plus sensibles, plus intimes. Je signale au passage que 76% de notre audience est hors Île-de-France. Si on ne va pas dans les villes, on ne les rencontre pas. C’est une spécificité forte de Libération, et probablement l’une des raisons pour lesquelles nous avons une audience exclusive.
CB News : Quelques données chiffrées sur la régie ?
Vincent Arvers : il y a aujourd'hui 12 collaborateurs au sein de la régie contre 6 l’an passé. J’avais annoncé une croissance à deux chiffres l’an passé et nous l’avons tenue. Sur le digital, en 2024, nous sommes à +50 %. Sur l’événementiel, +32 % et sur le print, nous sommes en légère croissance. Sur le premier trimestre de cette année 2025, nous sommes encore sur une progression à deux chiffres, ce qui n’était pas prévu. Nous pensions en effet être à l’équilibre, mais le digital a bien porté.
CB News : Malgré une visibilité limitée sur le semestre à venir, êtes-vous optimiste ?
Vincent Arvers : Je dirais raisonnablement optimiste. On voit qu’il y a un creux en avril, et ce n’est pas propre à nous, c’est visible chez mes confrères aussi. Le contexte reste fragile. Mais mai et juin s’annoncent bien, le printemps digital est bien engagé, le « pipe » est significatif. Aujourd’hui, nous sommes en ligue 2. Comme je le disais, le marché publicitaire en PQN est structuré à deux niveaux : trois leaders, et les autres.