Le boycott des produits américains fera-t-il revenir Emily ?

Guerre commerciale UE USA

Exclusif. Une analyse de Charbel Farhat, directeur de clientèle chez Ipsos Communautés & Panels. 68% des Français se déclarent disposés à participer au boycott de certaines marques ou produits américains.

68% des Français se déclarent disposés à participer au boycott de certaines marques ou produits américains pour afficher leur soutien à l’Ukraine et une attitude de sanction vis-à-vis de Donald Trump et des Etats-Unis en général ; 36% l’envisagent même « sûrement » [1].

Pour aller plus loin dans la compréhension des enjeux qu’ils lui associent, Ipsos a interrogé les participants de ConnectLive, sa communauté on line[2]. D’ores-et-déjà, les appels au boycott ont trouvé un écho dans l’opinion, les trois quarts des participants en ayant entendu parler.

Le retour de l’antiaméricanisme ?

Refuser d’acheter des marques américaines réactive un vieux fond de ressentiment, de rancune, de jalousie et de fascination à l’égard de la puissance des Etats-Unis, de son leadership mondial et du « rêve américain » alimenté par des marques mythiques. Sur le plan géopolitique, de nombreux Français estiment qu’il y a des alternatives aux choix de la Maison Blanche, comme en attestent le plébiscite et la mémoire du discours de Dominique de Villepin s'opposant à l'intervention militaire américaine en Irak. A cette toile de fond s’ajoute la personnalité de Donald Trump : quelques jours avant son investiture en janvier, 67% des Français avaient une mauvaise opinion de lui, 65% disaient craindre qu’il mène une politique dangereuse pour la stabilité mondiale, et pour 64%, son arrivée au pouvoir représentait un risque important pour les bonnes relations entre la France et les États-Unis[3].

Logiquement, les positions actuelles du Président Trump pour mettre un terme à la guerre en Ukraine – qui s’ajoutent à l’idée de faire du Canada un nouvel Etat américain, d’acheter le Groenland, de récupérer le canal de Panama, d’augmenter les taxes douanières, etc. – n’ont pu qu’exacerber son rejet ou les inquiétudes des Français : « Trump fait la pluie et le beau temps à coup d'annonces choc, plus personne ne sait sur quel pied danser », « D'un point de vue économique, la course aux droits de douane risque de faire entrer les USA, mais aussi l'Europe, dans une récession économique ; surtaxer les importations impliquera des répercutions à la hausse des prix à la consommation, un ralentissement des exportations, une hausse des prix entrainant une inflation et à terme celle du chômage ».

Les relations entre les Etats-Unis et la France, l’Europe et le monde entier, semblent désormais placées exclusivement sous le signe du rapport de force ; d’un côté, avec les visées expansionnistes sans complexe des grandes puissances (Russie, Chine, Etats-Unis eux-mêmes) et de l’autre, avec les réactions – timides et encore désordonnées – des pays européens et les alliances des pays d’Asie ou d’Afrique au gré de leurs seuls intérêts. De nombreux participants manifestent leur incompréhension et leurs incertitudes face à la nouvelle page ouverte par Donald Trump : « Nos relations avec les Américains ont une longue histoire, nous sommes censés partager les mêmes valeurs de liberté et de démocratie ; nos échanges commerciaux et notre géopolitique sont interconnectés, et nous sommes maintenant confronté à un mélange de repli et d’agression expérimenté. Qu’est-ce que cela va donner par la suite ??? ».

La fin de l’universalisme ?

Le modèle précédent - des Etats-Unis apportant leur soutien indéfectible à l’Europe et un monde divisé en deux blocs, les pays libres et les autres - semble définitivement menacé de disparition depuis les déclarations et les actions de Donald Trump. En filigrane aussi, on devine le désarroi des participants qui assistent en direct et impuissants à une rapide redistribution des cartes ; elle est d’autant plus déconcertante qu’elle ne crée pas seulement le monde multipolaire souhaité par les principaux dirigeants des BRICS[4] mais annule et remplace l’universalisme des Lumières dont la France se veut le porte-flambeau : « On a l'impression d'être revenus cent ans en arrière avec des puissances aux envies expansionnistes et impérialistes ».

Pour tous, cette nouvelle tectonique des plaques géopolitiques n’aura que des conséquences négatives pour l'Europe et la France, économiquement et politiquement, avec des transformations subies et à marche forcée (« L'Europe va devoir apprendre à moins dépendre des États-Unis, à être plus autonome en termes de défense, d'énergie et autres ») alors que la dette nationale est abyssale, d’où la perspective de nouvelles taxes : « Le Président Macron a annoncé que la France développerait une industrie militaire et que  nous devons nous préparer à une augmentation des impôts ».

Les plus optimistes y voient l’opportunité pour l’Europe, sous la direction de la France, de se constituer – enfin – comme une grande puissance : « Ça fait trop longtemps qu'on se cache derrière les Etats-Unis et maintenant on voit bien que s'il se passe quelque chose de grave, on se retrouve totalement démunis. C'est maintenant qu'il faut qu'on devienne indépendant et autonome sur tous les plans (Energie, Militaire, Industrie, Agriculture, etc. Et dans cette optique, je pense que la France a un rôle à jouer, celui de leader pour impulser une dynamique ».

A quoi sert le boycott des entreprises américaines ?

En soi, un boycott est un moyen de protester et d'exprimer un désaccord, à l’échelle d’un état (« réduire des importations »), de dénoncer une politique comme l’apartheid ou une pratique commerciale dangereuse pour les consommateurs, en mettant en difficulté un pays où une entreprise.

Dans le cas des Etats-Unis et de Donald Trump, le boycott s’inscrit dans la logique d’un rapport de force assumé, mais ne peut réussir qu’à trois conditions :

  • La mobilisation immédiate d’un maximum de citoyens en France et dans le monde

    « Ça peut-être une bonne chose pour mettre la pression, mais vu le niveau de la mondialisation aujourd'hui, il faut que le boycott soit au même niveau pour espérer avoir un impact. Et ça, ça parait quand même très compliqué ! », « Cela sert à faire passer un message, Pour ensuite négocier. »
  • L’engagement dans la durée

« Il faut que tout le monde s’y mette et qu’on ne lâche rien ».

  • L’existence d’alternatives concrètes, un point d’achoppement majeur dans le contexte français.

Pour certains, le boycott est même une manière de « punir » les Américains d’avoir choisi le Président actuel : « Les Américains ont (re)voté pour Donald Trump ... il va falloir qu'ils assument jusqu'au bout maintenant ».

C’est aussi l’occasion de développer une autonomie vis-à-vis du pays boycotté : « Le boycott va peut-être nous obliger à aller voir plus loin pour ne pas dépendre des Etats-Unis, leur montrer qu’on peut faire sans leurs produits et aussi les mettre en difficulté » avec un double effet : « Protester et trouver les moyens de notre indépendance commerciale et politique ». Comme la covid-19, qui avait révélé les risques de la délocalisation, le boycott peut avoir des effets vertueux, comme la réindustrialisation et le retour à une consommation made in France : « Si nos habitudes de consommation changent durablement en faveur de produits locaux, on n’arrêtera pas de boycotter, dans la mesure où on aura trouvé des alternatives qui nous conviennent. Pourquoi reprendre des habitudes qui finalement ne sont pas sans conséquence sur notre économie personnelle ? Consommons français, produisons français, faisons vivre notre économie en priorité ».

A titre personnel, les participants se divisent entre Militants, Volontaristes, Passifs et Hostiles.

Dans une moindre proportion que l’enquête quantitative d’Ipsos, 58% sont d’accord avec l’idée de boycotter les produits américains (dont 28% de « Totalement »), 23% se disent neutres, 19% affirment leur désaccord. Les premiers ont déjà boycotté des marques ou des produits dans le passé pour des diverses raisons (désaccord avec la politique d'un État, dénonciation de pratiques contraires aux droits humains, scandales sanitaires ou éthiques). Les résultats sont parfois concrets : « faire plier le régime » et « mener le pays à libérer Mandela » dans le cas de l'Afrique du Sud à l'époque de l'Apartheid ; faire baisser les ventes et le chiffre d'affaires de certains acteurs majeurs dans le domaine, notamment Tesla compte-tenu des prises de position controversées d'Elon Musk. Ils envisagent donc de boycotter en priorité « les produits américains fabriqués aux Etats-Unis ».

Les Volontaristes se disent prêts à boycotter les entreprises américaines, mais voient mal comment faire compte-tenu de leur présence dans le paysage de la consommation, qu’il soit alimentaire ou technologique et de la variété des produits qu’elles commercialisent sous de multiples marques, de Balisto à Tuc ou Lay’s et Alvalle, sans oublier des géants comme Meta, Netflix, Microsoft, Apple, etc. Ils n’identifient pas non plus vers quelles alternatives se tourner : « Si on doit boycotter tous les produits qui viennent des Etats-Unis d'Amérique, alors on peut commencer par éteindre notre ordinateur qui fonctionne avec un système d'exploitation venant des USA et on stoppe cette enquête certainement développée avec un outil américain et disponible sur un serveur informatique venant des USA aussi ».

Comme les Activistes, ils veillent à ne pas pénaliser plus ou moins directement les Français eux-mêmes alors que, de Walt Disney Company à McDonald’s en passant par IBM ou Dell, les entreprises américaines ont 4500 filiales en France et emploient plus de 480 000 personnes.

Pour les Passifs ou les Hostiles, « le boycott est une utopie. Ce ne sont pas quelques milliers de personnes qui n’achèteront plus leurs produits dans un pays qui vont changer les choses ; les grandes sociétés vendront leurs produits dans d'autre pays ». Les plus négatifs estiment que le rapport de force est de toute façon favorable aux Etats-Unis et perdu d’avance dans un pays qui « a autant délocalisé et désindustrialisé ».

A quelles conditions arrêter le boycott ?

A en juger par leurs réponses, les participants ne mettent pas la situation en Ukraine et les choix stratégiques des Etats-Unis en tête des raisons d'arrêter ou non le boycott des produits américains ; la grande majorité des commentaires se focalise sur les relations commerciales et diplomatiques entre les États-Unis et l'Europe, les conséquences des surtaxes imposées par Donald Trump, parfois son attitude personnelle : « Je ne mettrai fin à mon boycott que lorsque l'administration Trump aura cessé de surtaxer les produits français et européens et aura retrouvé la raison sur tous les autres sujets ».

Une normalisation des relations commerciales et une inflexion de la politique du Président américain apparaissent comme les principales motivations d'une levée du boycott pour ceux qui le pratiquent :  « On pourra arrêter après avoir obtenu gain de cause avec l’arrêt de la guerre commerciale initiée par Trump et l’arrêt de l'ingérence des Etats-Unis dans les affaires Européennes et nationales, le soutien à l'Ukraine pour ne pas céder à Poutine, etc. », « Dans le cas de nouvelles négociations apaisées entre les États Unis et l'Europe »

En fait, les Français attendent un retour au « monde d’avant » – quelque peu idéalisé – quand les Américains donnaient l’impression d’aimer la France, comme Emily à Paris. Mais est-ce uniquement par hasard si la saison IV voit la jeune femme poursuivre ses aventures à Rome ?

[1] Enquête Ipsos CESI école d’ingénieurs pour La Tribune Dimanche –68% des Français sont favorables à une augmentation du budget consacré à la Défense | Ipsos

[2] ConnectLive© est une communauté syndiquée online d’Ipsos avec1500 membres représentatifs des Français.

[3] https://www.ipsos.com/fr-fr/investiture-de-donald-trump-les-francais-inquiets-face-larrivee-du-nouveaux-locataire-de-la-maison

[4] A l’origine : Brésil Russie Inde Chine Afrique du Sud ; depuis janvier 2024 : Égypte Éthiopie Iran Émirats-arabes-unis ; depuis octobre 2024 : Algérie Biélorussie Bolivie Cuba Indonésie Kazakhstan Malaisie Nigéria Thaïlande Turquie Ouganda Ouzbékistan Vietnam.

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