Production : la relocalisation ne se fera pas sans l'Etat
Alors que l'industrie de la publicité reprend progressivement une activité proche de la normale, la question de la relocalisation des productions revient plus que jamais sur le devant de la scène. Pour en parler, CB News a réuni trois des acteurs concernés par cette question cruciale pour l'économie du secteur: Eric Tong Cuong, président de l'agence la chose, Florence Jacob, executive producer chez Caviar Paris, et présidente de l'alliance des producteurs de films publicitaires (APFP), et Jean-Luc Chetrit, directeur général de l'Union des marques. Trois voix pour un sujet.
CB News : Eric, cette rencontre tripartite à laquelle vous avez convié CB News, est à votre initiative. Pourquoi cette démarche ?
Éric Tong Cuong : Parce que c’est la question de la production est importante et que l’on est dans une situation qui me semble assez surréaliste. On parle de repartir en dehors des frontières qui ne sont pas encore ouvertes. Je me sens mal à l’aise parce que je me retrouve face à des clients qui, légitimement, me demandent de tourner à l’étranger, compte tenu du fait que nous sommes massacrés sur le plan des charges sociales. Quand un tournage coûte 40 % moins cher à l’étranger, il y a un sujet de compétitivité et je suis bien obligé d’en tenir compte tout en ayant conscience que c’est mauvais pour la planète. Or nous avons des talents en France et la question dont je veux parler est de savoir comment relocaliser tout cela. Quand on voit que Jean-Luc Besson a investi dans des surfaces de production monumentales qui sont vides aujourd’hui, je me dis que l’on marche sur la tête.
Florence Jacob : Je suis totalement en phase avec Eric. Je pense qu’il y a eu un discours de façade et que maintenant, on rentre dans la réalité avec la petite reprise qui est en train de s’opérer. J’ai entendu un discours des marques, notamment dans la presse, dans lequel il était question de relocalisation, de mise en avant de nos talents, et aujourd’hui alors que les tournages reprennent, on nous demande de budgéter et on repart à l’étranger. Ce qui me dérange, c’est que nous sommes dans un pays où nous avons eu la chance de pouvoir mettre nos employés en chômage partiel, où il y a eu des exonérations de charges et qu’aujourd’hui, les premiers tournages sont partis en Suède, en Espagne et Ukraine. Je trouve qu’il y a une disparité entre le discours et la réalité.
CB News : Lorsque les frontières sont rouvertes, qu’est-ce que cela pose comme problème particulier d’envoyer des équipes à l’étranger ?
Florence Jacob : On ne peut pas envoyer nos équipes dans des pays qui n’appliquent pas les mêmes mesures sanitaires qu’en France. Aujourd’hui, un talent qui tombe malade sur un tournage à l’étranger, et c’est une atteinte considérable à l’image de marque, non seulement du producteur mais aussi de l’agence et de la marque. Je me demande comment on peut agir avec une telle insouciance.
CB News : Quelle est la différence de coût entre la France et les pays étrangers où sont tournées les productions ?
Éric Tong Cuong : Elle est de 40 % entre la France et le Portugal. Avec on paye des billets d’avions, on loge une équipe pendant une semaine.
CB News : Face à un tel écart, un annonceur peut-il résister ?
Jean-Luc Chetrit : Je pense qu’on est dans un moment dans lequel on a des injonctions contradictoires. D’un côté, on a une économie qui est très impactée par la crise. Le PIB baisse plus ici qu’ailleurs, les investissements publicitaires baissent plus ici qu’ailleurs, pour plein de raisons et entre autres parce que la com n’a pas réussi à faire sa com. Les directeurs financiers, ici plus qu’ailleurs, ont tendance à couper les budgets publicitaires des marques. Même si ces coupes ont des effets négatifs sur la relance de l’économie. Mais cette relance, il faut la faire forte et vite et avec des contraintes sanitaires très fortes, y compris sur les tournages, naturellement. Des contraintes sanitaires, des contraintes économiques majeures et dans le même temps, une attente du public poussée par les pouvoirs publics, d’avoir une relance économique qui soit "solidaire et durable", comme le souhaite le président de la République. Face à cette contradiction, il faut le faire. Il faut relocaliser sans oublier que nous sommes membres de l’Union européenne qui est un territoire ouvert et de libre-échange. Dans le programme de l’Union des marques pour une communication responsable, FAIRe, on n’a pas attendu le Covid pour dire qu’il fallait encourage la production audiovisuelle raisonnée dont je rappelle les termes : "la marque doit définir un socle de critères environnementaux et sociaux appliqués à ses productions audiovisuelles". C’est des quinze engagements de ce programme signé par quarante marques. Cela comprend évidemment la localisation des tournages, les décors, le matériel, les cantines etc. C’est important, car si on tourne en France en polluant, je ne suis pas sûr que le résultat soit celui que l’on cherche. Il faudra aussi à un moment se tourner vers l’Etat pour savoir pourquoi la production publicitaire, mais aussi cinématographique se tourne vers l’étranger.
Florence Jacob : Il nous faut obtenir le crédit d’impôt qui est le seul moyen de parvenir à relocaliser la production. Sans cela, avec les salaires et les charges que l’on supporte en France, cela restera une utopie. D’autant que l’idée n’est pas de tout rapatrier en France. On parle d’un segment de tournage qui est la comédie française, avec un casting français, un décor français qui n’est pas la majorité des films. On estime ce segment à 300 films (sur un total de 5 à 600 films par an) ce qui représente un chiffre d’affaires de 160 M€. Sans ce crédit d’impôt, nous ne sommes pas compétitifs.
CB News : Quelle est la réponse du gouvernement ?
Jean-Luc Chetrit : Le crédit d’impôt pour la publicité tel que nous l’avions proposé, qui incluait la production, a été enterré, non pas par la rue de Valois (le ministère de la Culture, N.D.L.R.) mais par Bercy qui n’est pas favorable à des mesures indirectes. Peut-être serez-vous aidé directement. Il pourrait en effet, y avoir un crédit d’impôt production.
Florence Jacob : C’est ce que nous avons demandé en effet.
Jean-Luc Chetrit : Si cela permet en effet de faire baisser le coût des productions, cela règle une bonne partie du problème. Charge à nous ensuite de faire de la pédagogie et d’encourager des actions responsables. Nous avons fait beaucoup de réunion ces trois derniers mois entre les différents acteurs de la filière, les pouvoir publics etc.
Florence Jacob : En attendant, l’urgence pour la plupart des entreprises, c’est de sauver la maison et elles iront tourner n’importe où dans le monde s’il le faut.
Éric Tong Cuong : Je voudrais quand même souligner quelque chose qui m’a frappé pendant cette crise et qui est qu’il y a un sentiment de solidarité des annonceurs par rapport à nos métiers que je n’avais jamais observé auparavant. C’est plutôt très positif.
CB News : Compte tenu ce que les uns et les autres venez de dire pouvez-vous être optimistes ?
Jean-Luc Chetrit : Il faut laisser le crédit au président de la République qui a annoncé qu’il voulait un programme de relance de l’économie qui prenne en compte la relocalisation de certaines activités. Peut-être pouvons-nous militer pour que cette relocalisation concerne aussi la production audiovisuelle.
Éric Tong Cuong : D’autant plus que les productions ont aussi un rôle dans l’intégration des banlieues. D’ailleurs ce n’est pas un hasard si les studios de Besson sont à Saint-Denis. Il y a des envies dans cette sortie de crise, il y a un besoin d’exemplarité sur le plan environnemental, un travail de lien social et la question est de savoir comment concrétiser ces bonnes volontés. C’est dans des crises comme celles-ci que l’on peut faire bouger les choses.
Florence Jacob : Nous sommes des développeurs de talents. On a investi dans des grands noms français que le monde entier nous envie. Et je pense que nous perdons sur ce terrain parce qu’en France, on ne peut plus prendre de risque avec des jeunes talents. Il faut retrouver cette énergie. Et ce chamboulement peut aider à le faire. Et de manière plus pragmatique, cette crise a aussi été l’occasion de mettre au point la lettre de brief avec les annonceurs et les agences pour clarifier nos rapports et les compétitions.