Oriane Tristani et Luc Speisser (Landor) "de nouvelles expériences à designer"
Nous confinons encore sagement ensemble. Et continuons nos entretiens matinaux avec aujourd'hui un duo : Luc Speisser, group innovation officer, Landor & Fitch, et Oriane Tristani, directrice générale de Landor Paris.
1) Le branding et le design sont-ils encore plus utiles aujourd'hui ?
Luc Speisser : la réponse est oui ! Car la particularité du branding et du design, c’est qu’ils (ré)concilient le « dire » et le « faire ». Les consommateurs sont de plus en plus allergiques aux discours de principes et attendent des entreprises et des marques qu’elles agissent, plus qu’elles ne parlent. C’était déjà le cas avant l’épidémie, avec la montée des préoccupations autour du développement durable économique, sociétal et environnemental. Cela sera certainement exacerbé par le Covid. Le design est d’autant plus utile qu’il est fondamental pour changer les comportements. Pour faire adopter un nouveau comportement, il faut, entre autres, le rendre le plus simple et le plus désirable possible. La distanciation sociale et les nouvelles responsabilités comportementales vont avoir un impact sur le parcours utilisateur, et tout cela doit s’adapter à des publics différents. Pour les enfants par exemple, il faudra certainement réfléchir à intégrer une dimension ludique, à l’instar de ce qui a été fait sur l’hygiène bucco-dentaire, pour leur faire adopter les gestes barrière. Ce sont ces nouvelles expériences qu’il faut designer.
Oriane Tristani : la nature de notre travail fait que les projets sur lesquels nous travaillons actuellement sont souvent destinés à sortir sur le marché dans un an, qu’il s’agisse de produits, de marques ou d’expériences. Nous accompagnons donc systématiquement nos clients sur l’avenir de leurs marques — avec évidemment un nouveau contexte qui influence forcément notre travail. Le design et le branding restent au cœur des besoins des organisations, quel que soit le contexte.
2) Avez-vous noté de nouvelles demandes de la part de vos clients depuis mi-mars ? Si oui, pouvez-vous donner quelques exemples ?
Oriane Tristani : nous avons commencé par proactivement développer des nouveaux outils pour répondre aux challenges d’un monde en confinement. Ces outils permettent de garantir et préserver notre approche co-creative de la marque avec des plateformes créatives digitales. Par exemple, nous avons créé une Online Naming Platform qui permet d’organiser avec nos collaborateurs et clients des sessions de créativité en naming à distance, et qui permet ainsi une approche multi-culturelle et linguistique d’un sujet. Il y aussi quelques projets liés directement au Covid pour certaines marques, pour aider les consommateurs pendant cette période. Et enfin, nous avons mis en place dex fois par semaine une « Covid clinic », un brainstorming virtuel d’une heure avec le réseau d’experts Landor en Europe pour réfléchir ensemble et aider des clients sur des demandes concrètes liées à la crise.
Luc Speisser : nous avons également, avec notre partenaire Fitch, agence de retail et d’expérience marque, créé une offre globale de Virtual Conferencing pour accompagner nos clients dans la création d’expérience extraordinaires pour leur conférences et événements, désormais digitaux. L’idée étant de créer des expériences digitales qui leur ressemble, propre à leur marque et à leur culture.
3) Quelles sont, selon vous, les tendances en matière de design, qui peuvent émerger après "tout ça" ?
Luc Speisser : les tendances de fond, les mega-trends, s’étendent en général sur une durée longue. La quête de simplicité, par exemple, existait avant le covid et continuera à exister après. Nous ne pouvons prédire avec exactitude un avenir aussi incertain. Ce qui est certain en revanche, c’est que pour toute tendance, il y a toujours une contre-tendance.. La question est de savoir quel va être l’équilibre entre chaque extrême. Ce qui va finir par dominer sera certainement différent d’un continent ou d’un pays à l’autre, et évoluera au fil du temps.
Oriane Tristani : le « après » verra en effet des tendances contradictoires émerger : recentrage sur l’essentiel versus plaisir du superflu, le local et la proximité versus le global, ou encore le minimalisme persistant versus l’excès de consommation, comme vu en Chine où les consommateurs se sont rués sur des boutiques de luxe à la sortie du confinement.
4) Le monde d'après, on en rêve, quitte à la fantasmer complètement...Comment appréhender-vous votre métier dans quelques semaines ?
Luc Speisser : toute crise agit avant tout comme un révélateur à tous les niveaux. Au niveau micro, elle a été révélateur de la mentalité et de la culture d’agilité et d’intense collaboration de notre agence. Je suis très fier des équipes de Landor Paris qui ont démontré dès le début du confinement leur capacités d’innovation, de créativité et de résilience. Cette mobilisation des énergies révèle que les gens travaillent bien ensemble en toutes circonstances. Et qu’au-delà du travail, ils aiment se retrouver pour se parler de tout et de rien : nous avons par exemple un « café » virtuel tous les matins qui reconstitue l’aléatoire de la machine à café ! Tout cela est révélateur de la bonne « santé » émotionnelle et créative de l’équipe. Au niveau macro, je retiens deux révélations : la première, c’est que l’interdépendance économique n’est pas suffisante, elle doit être accompagnée de solidarité, comme le rappelait Edgar Morin dans Le Monde du 19 avril. La seconde est la prise de conscience de notre capacité à avoir un impact positif sur l’environnement, démontrée par les bénéfices évidents sur l’environnement de comportements plus responsables — certes imposés par le confinement. Pour la première fois et à l’échelle planétaire, nous ne voyons plus seulement les dégâts que nous causons, mais les vertus de ce que nous devrions faire. La nécessité de l’engagement sociétal et environnemental en sort donc renforcée. Pour y répondre de façon durable, il faudra être dans une logique d’innovation constante car il n’y a pas de solution toute faite. Le rôle et la beauté de notre métier, le design, c’est de trouver avec nos clients ces solutions qui permettent de concilier performances business, sociétale et environnementale. Pour trouver ces solutions, il faut faire appel à l’intelligence collective. L’heure n’est donc pas au repli, sur son agence ou son métier, mais à l’ouverture absolue à la diversité des intelligences. C’est dans ce dessein que j’ai créé depuis janvier, deux communautés globales. La première, dédiée à améliorer notre capacité d’innovation, réunit au niveau global nos meilleures intelligences créatives et stratégiques, enrichie de partenaires et clients. La deuxième, créée pour répondre à la volonté de nos employés de s’engager dans le cadre de leur travail, est une communauté de volontaires lancée le 17 mars : la Good Squad. Une initiative qui permet à chaque personne du groupe, quel que soit son rôle ou son ancienneté, de consacrer, si elle le souhaite, jusqu’à 10% de son temps de travail annuel à mener des actions de développement durable (environnementales et sociétales). A ce jour, 272 personnes se sont inscrites en tant que volontaires, ce qui fait un réservoir potentiel de plus de 45 000 heures pour 2020 ! Rien que pour Landor France, nous comptons 25 volontaires (plus de 40% de l’effectif). Le genre de chiffres qui font du bien, non ? Réconcilier l’efficacité économique avec l’environnemental et le social n’est pas une utopie, ni un fantasme. Un modèle existe qui porte un nom : triple bottom line. J’aimerais que toutes les entreprises finissent par l’adopter et le mettre en œuvre. En réalité, c’est une question de volonté, et je compte bien mettre mon énergie au service de la promotion et de l’adoption de ce modèle.