Villes sous logo, vie sous embargo ? Bienvenue dans l’ère des cités de marque

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Quand dentsu X imagine demain, sixième épisode…

Cet exercice de design fiction, réalisé par dentsu X, a pour ambition d’analyser comment les signaux faibles de notre société pourraient la faire évoluer s’ils devenaient la norme dans vingt ou trente ans. Cet exercice n’a pas vocation à prédire l’avenir, mais plutôt à comprendre comment les marques pourraient s’adapter, voire jouer un rôle dans ces éventuelles transformations ?

En 2148, l’achat d’un bien immobilier n’était plus qu’un lointain souvenir, remplacé par des contrats de résidence ajustables en fonction du mode de vie et de la consommation. Les citoyens n’étaient plus propriétaires, ni même locataires au sens traditionnel, mais abonnés à des écosystèmes urbains pensés par les marques. Désormais, les promoteurs immobiliers ne traitaient plus directement avec les habitants, mais négociaient exclusivement avec les entreprises et, dans une moindre mesure, avec l’État. Les agents immobiliers, devenus des conseillers lifestyle étaient capables d’analyser en temps réel, grâce à l’IA prédictive, les besoins et le score résidentiel de chaque individu pour lui proposer la ville-marque idéale. Les notaires, eux, avaient été supplantés par la blockchain, automatisant les transactions et permettant à chacun d’ajuster son contrat de résidence. Habiter quelque part n’était plus seulement une question de logement, c’était adhérer à un mode de vie, choisir une philosophie, afficher ses valeurs. Et vous, dans quelle ville-marque aimeriez-vous habiter ?

Elliot était arrivé à l’âge du choix. 18 ans, l’entrée dans l’âge adulte, et surtout, l’ouverture de son pass exploratoire. Comme tous les jeunes de son âge, il avait grandi dans une ville-marque conçue autour d’une identité forte. Il vivait à Cuperty, une ville suivant le principe du design circulaire inspiré du célèbre siège historique de la marque. Ici, tout était fluide et anticipé. Tous les matins, des suggestions personnalisées s’affichaient sur les surfaces interactives de l’appartement familial : un itinéraire optimisé, les services de restauration les moins encombrés, une playlist ajustée à son humeur. Ici, il n’y avait jamais de files d’attente, jamais de disputes dans l’espace public, jamais de surprises non plus... Il pouvait passer des semaines sans jamais se poser de questions.

Mais quelque chose en lui résistait à cette perfection. Il ne savait pas encore s’il voulait partir, mais il voulait voir ce qu’il y avait ailleurs.

L’année de ses 18 ans, chaque résident voyait son score temporairement suspendu. Ce système était central dans le fonctionnement des villes-marques, calculé selon l’ancienneté, la durée d’abonnement et l’adhésion aux valeurs de la marque. Plus le score était élevé, plus l’individu accédait à des privilèges tels que des logements plus spacieux, l’accès prioritaire aux infrastructures et services exclusifs. Cette suspension coïncidait avec l’activation du pass exploratoire, période durant laquelle chaque jeune pouvait tester différentes villes avant de choisir sa future résidence.

Il existait deux versions de ce pass. Le premier, virtuel, accessible à tous, permettait d’explorer les villes via une immersion en réalité augmentée. Depuis sa chambre, chacun pouvait découvrir les bâtiments, interagir avec des simulations d’habitants et tester en immersion les services proposés. Mais cette expérience restait calibrée, pensée pour maximiser l’attractivité des quartiers sans en révéler les aspérités.

A l’inverse, le pass exploratoire réel, lui, était plus exclusif. Réservé aux élèves ayant obtenu les meilleures notes au diplôme de fin de cycle, il offrait une découverte physique des villes, avec des séjours en résidence témoin, des rencontres avec les résidents et un accès privilégié aux expériences immersives.

Elliot avait majoré, décrochant ainsi ce pass exploratoire réel. Il pourrait vérifier par lui-même si chaque ville-marque correspondait à ce qu’elle promettait.

C’était un rituel initiatique bien huilé, une étape essentielle pour les villes-marques qui se livraient une guerre d’attraction avec pour objectif de garantir la fidélité de leurs résidents à long terme mais aussi et surtout la possibilité de recruter de nouveaux habitants provenant d’autres villes voisines. Les parents d’Elliot étaient le parfait exemple de cette adhésion à la marque. Ils avaient souscrit à un abonnement résidentiel à vie dès leur première visite à Cuperty, il y a 25 ans. Ils étaient passés de leur ville d’enfance, Vosla, lieu de leur rencontre, à Cuperty, proposant deux visions opposées du progrès. Vosla était réputée pour ses routes reconfigurables et ses immeubles modulables qui s’adaptaient en temps réel aux besoins énergétiques et climatiques. Contrairement à Cuperty qui lissait toute variation, ce qui avait fini de décider les parents d’Elliot, dont la vision du progrès était similaire.

Le choix des parents d’Elliot avait impacté son éducation. En effet, depuis aussi longtemps qu’il s’en souvienne, il avait été exposé à des expériences destinées à renforcer son attachement à sa ville.  À 7 ans, il avait participé à une journée où l’on suivait une version simulée de soi-même dans différents quartiers du monde. À la fin de l’expérience, une analyse prédictive lui indiquait que Cuperty restait l’environnement le plus optimisé pour son profil. Elliot n’avait pas douté. À 7 ans, on ne questionne pas ce qui est présenté comme évident.

Bien que les habitants puissent circuler librement entre les villes, très peu en ressentaient le besoin puisqu’ils avaient choisi la ville à laquelle ils appartenaient. Ainsi, les visites familiales ou les voyages scolaires faisaient partie des rares moments où l’on pouvait sortir de sa communauté.

Ce n’est qu’à 11 ans, en quittant Cuperty pour la première fois qu’il réalisa que d’autres manières de vivre existaient. En échange scolaire à McCity, Elliot avait découvert un monde à l’opposé du sien. Dès son arrivée, il avait enfilé une veste brandée aux couleurs de la ville-marque, puis participé à une « journée découverte », où il put échanger des crédits HappyLiving contre des expériences culinaires exclusives. Ici, manger était un jeu, un lien social, une célébration. McCity ne lui avait pas vendu un logement, mais une façon de vivre.

Ce souvenir lui revint alors qu’il était dans le taxi autonome l’emmenant à son premier arrêt : Bytisia, la ville de la transparence absolue. Ici, les habitants ne possédaient rien, tout fonctionnait sur un système de partage total où chacun gagnait des crédits en rendant visible son quotidien. Ceux qui restaient trop discrets finissaient par être relégués aux étages inférieurs des bâtiments. Une égalité parfaite, où les privilèges ne dépendaient plus du capital, mais de la confiance que l’on inspirait. Chaque mur, chaque banc, chaque surface était monétisée, vendue aux marques qui voulaient capter l’attention des habitants. Il regarda autour de lui. Les appartements en hauteur étaient occupés par ceux qui partageaient le plus de données et dont la popularité explosait, leurs noms clignotaient sur des affichages lumineux auprès des recommandations de comptes à suivre en temps réel. Dans une boutique, il vit un jeune homme essayer une veste. Sur l’écran en face de lui, une IA lui proposa : « Sponsorisé par ByteWear. -20% sur ton abonnement locatif si tu la portes trois fois par semaine en public. »

Elliot ne s’attarda pas. Il ne voulait pas de ce monde où l’individu n’était plus qu’un espace publicitaire vivant.

C’est à Patanova qu’il retrouva une forme de respiration. Ici, rien n’était parfait, urbanisme organique et bâtiments en matériaux de récupération, mais tout semblait réel.  À Patanova, les marques n’étaient pas omniprésentes, mais leur absence même était un argument marketing : « Ici, vous êtes libres. Aucune publicité, aucun algorithme, aucune pression. ». Les marques éthiques, les entreprises locales et les startups durables y trouvaient un terrain idéal pour s’implanter discrètement. Les enseignes alimentaires bio sponsorisaient des fermes communautaires, tout en garantissant que leurs produits resteraient au centre de l’alimentation locale. Les entreprises de tech responsable proposaient du matériel à prix réduit, en échange d’un abonnement à leurs services. Même dans une ville qui prônait la rupture avec le marketing, tout était une question de marque. Elliot observa ces dynamiques avec fascination, sans pour autant vouloir rester.

Elliot avait vu des villes où tout était optimisé, d’autres où tout était contrôlé, et d’autres encore où même l’absence apparente de technologie devenait une promesse de marque. Mais il n’avait pas encore trouvé sa ville idéale, celle qui lui laisse la possibilité de vivre sans être catégorisé.

Pourtant, dans l’immense carte des habitats disponibles, il existait une dernière option, rarement promue... Ces zones neutres ressemblaient encore aux villes d’autrefois avec des quartiers mixtes, des logements publics, des espaces où la publicité n’était pas intrusive. La loi obligeant encore les promoteurs à réserver 20 % du foncier à des espaces non privatisés, administrés par des collectivités locales. Les grandes marques à la tête des plus grandes villes du territoire les présentaient comme dépassées, désorganisées, sans cohérence urbaine afin de faire leur propre publicité. Mais contrairement aux idées reçues, elles n’étaient pas des enclaves archaïques. Là-bas, on pouvait louer sans s’abonner, habiter sans devoir s’affilier à une entreprise.

Elliot savait qu’il devait voir ces zones de ses propres yeux. Il prit son billet sans prévenir son père. Cette fois, il ne chercherait pas à s’intégrer dans une identité préfabriquée. Il allait fabriquer la sienne.

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