John Hegarty : « Le cynisme, c’est la mort de la créativité »

Sir John Hegarty

John Hegarty, fondateur de BBH avec John Bartle et Nigel Bogle, nous a reçu en juin dernier, peu de temps avant l'annonce de l'acquisition de la totalité du groupe par Publicis, qui en détenait 49% des actions depuis de nombreuses année. Une occasion de l'interroger sur sa vision de la créativité, la longévité de sa carrière et la pub en général, avant de visiter l'agence, un papier que vous pouvez lire dans CB News n°13 daté juillet-août.



CB News : Alors comme ça, vous faites vous-même votre pain ?



John Hegarty : Oui, j’aime faire des choses qui sont complètement à l’opposé de mon métier dans la publicité ! C’est une industrie merveilleusement fascinante, excitante, où tout doit aller très vite. Très vite. Faire soi-même son pain, c’est tout l’inverse : c’est tactile et il faut attendre. C’est l’éloge de la patience ! Le pain, il faut qu’il gonfle ; et on ne peut pas faire aller les choses plus vite, sinon, il n’est pas bon. J’aime l’idée de faire quelque chose de radicalement différent de la publicité. J’adorerais faire du vin aussi. Et juxtaposer des choses opposées à la pub, c’est un bon exercice de création.  Je me souviens, quand j’étais en l’école d’art, il y avait toujours cette question de comment faire du blanc. La réponse, c’est qu’il faut mettre plus de noir ; et par opposition, le blanc parait plus blanc. C’est une bonne leçon créative. Si vous retenez ça, si vous ne cessez pas d’expérimenter de nouvelles choses de cette manière, ça nourrit votre âme créative. Et il faut  en permanence nourrir son âme créative.



CB News : Et ça fait 30 ans que vous la nourrissez comme ça ?



J.H. : Je crois que d’une manière générale, une carrière de créatif dure sans doute 10 ans, 10 ans où il produit du bon travail. Pour la plupart des gens créatifs, ce n’est pas un problème. Quand vous êtes Mick Jagger, vous pouvez aller de par le monde et vous pouvez chanter Jumpin’ Jack Flash, les gens continuent d’écouter, et ça n’a pas d’importance que ça date de 68… Quand vous êtes un peintre merveilleux, vous trouvez votre style et vous continuez de peindre. Mais, quand vous travaillez dans notre industrie, vous devez venir tous les jours avec une idée nouvelle, vous ne pouvez pas recycler une vieille idée. C’est pourquoi il faut en permanence nourrir son âme créative. C’est fondamentalement important. C’est comme ça que l’on peut durer dans ce métier. Ne pas nourrir son âme créative, c’est la mort en quelque sorte. Vous vous répétez, vous devenez cynique et le cynisme, c’est la mort de la créativité. Des gens me disent souvent que la musique, c’est la forme d’art la plus merveilleuse. Je réponds toujours "non. C’est la vie la forme d’art la plus merveilleuse!". Etre, c’est une forme d’art.



CB News : C’est le secret de votre longévité dans ce métier ?



J.H. : C’est ce que j’aimerais ! Ce que je peux vous dire, c’est que les créatifs que j’aime et que j’admire nourrissent en permanence leur âme créative, ils sont en permanence prêts au changement, ils évoluent, mais leur philosophie de base ne change pas. Ils sont investis dans le monde : ils regardent, ils lisent, ils vont au théâtre, vont voir des expos, rencontrent des gens, sortent, regardent le monde… Maintenant, ce qui a m’inquiète vraiment, ce sont ces créatifs qui arrivent avec leur iPod sur les oreilles en écoutant de la musique ; ils sont enfermés dans leur monde. Ils ne voient pas, n’observent pas, ne participent pas à une conversation, n’écoutent pas. Ils arrivent et branchent leur écran, vont sur youtube, et regardent les mêmes choses que tout le monde. C’est certes un outil merveilleux, m Mais il n’y a aucun effort dans cette démarche pour rendre le contenu intéressant, frais, original. Il faut apprendre à changer ses habitudes. Allez voir ce que personne d’autre ne voit ! Le plus important dans notre métier, c’est de faire en sorte que les gens restent ouverts et en alerte.  Qu’ils réfléchissent.



CB News : Vous parliez d’art. Mais la publicité, ce n’est pas de l’art, si ?



J.H. : Je dis toujours que la vente n’est pas une science, c’est un art. Dans le sens où l’on essaye de capturer l’imagination de quelqu’un, et c’est ce qu’un artiste essaye de faire.



CB News : C’est très français de dire que la pub est de l’art ? Les Britanniques ont une approche plus "business", non ?



J.H. : J’espère qu’on essaye d’équilibrer les deux. Mais fondamentalement, je crois que tous les grands artistes sont de  grands marketers, et ont compris comment mettre leurs œuvres en face d’un public et comment ils voulaient que le public réponde. Les notions de marketing et de vente sont essentielles. Plus généralement, je crois que tous les échanges sociaux sont de la vente. Je me vends moi, vous me vendez, je vous  vends… Deux types qui discutent dans un bar, de la voiture qu’ils aiment, de l’équipe de foot qu’ils encouragent, le type de femme qui les attirent…, ils essayent de vendre un point de vue. Ils vendent un point de vue, c’est de la vente. On s’est détaché de ça, en estimant que le mot vente était obscène ! Ca ne l’est pas ! C’est le mot le plus incroyable, si vous le faites de manière intègre et de manière ouverte et transparente.



CB News : Donc l’art, c’est de la vente ?



J.H. : Vous savez, quand le Pape a demandé à Michel-Ange de peindre le plafond de la chapelle Sixtine il voulait s’assurer qu’en regardant le plafond, les gens verraient Dieu, croiraient en Dieu. C’était une manière de vendre l’idée de Dieu ! Cette idée qu’on ne vend pas, c’est un non-sens !



CB News : BBH a 30 ans. De quoi êtes-vous le plus fier ?



J.H. : Qu’on soit encore là ! Et qu’on fasse toujours du bon travail ! C’est ce dont je suis le plus fier. Je crois que c’est très facile de briller intensément et brièvement, comme une étoile, et de disparaître. Notre survie en tant que compagnie à la créativité remarquable est notre plus belle réussite.



CB News : Et c’est devenu un groupe !



J.H. : Oui ! On est à Singapour, en Chine, à New York, Mumbai, LA ; c’est merveilleux. Pour moi, c’est ça le meilleur cadeau pour notre anniversaire : être sur tous ces marchés avec la même exigence créative, sans avoir trahi ce que nous étions au départ, en restant vrais, malgré les différences des marchés. Par bien des aspects, c’est une industrie plus excitante maintenant, mais le travail n’est pas aussi bon, d’une manière générale, qu’il l’était il y a 20 ans. Gutenberg était le Steve Jobs de son époque. Il n’avait pas d’idées, c’était un technologiste. Et ce qu’il a fait en premier, ce fut d’imprimerla Bible. Parce qu’il n’y avait pas d’autre ouvrage écrit. Maintenant, j’ai l’impression qu’on est à l’étape du deuxième livre : il nous faut un écrivain, quelqu’un qui a des idées, qui puisse écrire un livre. Sans lui, on ne peut rien imprimer. Vous savez, c’est comme l’invention du cinéma par les frères Lumière : ils ont inventé le cinéma, la projection, ont montré un film, mais c’est vite devenu ennuyeux. Il a fallu attendre  plus de 15 ans avant que quelqu’un n’invente le cinéma comme on le connait, le storytelling avec une caméra. A l’heure actuelle, c’est une peu ce qui se passe avec les technologies. Tout le monde est obsédé par les technologies. Ces 10 dernières années, on a souffert d’un déficit créatif. Maintenant qu’on les maîtrise, on peut aller plus loin et créer. Et écrire le deuxième livre.



CB News : Et vous êtes prêts pour les 10 prochaines années ?



J.H. : Oui, Je crois que la technologie inspire la créativité. Et à l’inverse, la créativité challenge la technologie. Lorsqu’une technologie émerge, cela prend du temps d’en déterminer un usage  visant à la rendre intéressante. Et si on en a souffert ces 10 dernières années, on commence à se relâcher sur le sujet et à faire du travail de qualité.



CB News : Des regrets ?



J.H. : Je n’ai pas de regrets. Tout le monde échoue un jour, c’est comme ça qu’on progresse. Alors pas de regrets. Une des clés du succès, c’est d’aller de l’avant.







CB News : Votre crédo, c’est vivre le présent ou regarder le futur ?



J.H. : Un de mes credos, c’est "fais des choses intéressantes, et des choses intéressantes arriveront". Je suis très "présent" ("I’m very much about now"). Je suis dans le moment. Ce que l’on vit maintenant est tellement passionnant ! Et rendre tout ça intéressant, c’est génial. Et qui sait quelles portes ça ouvrira ?  C’est le truc génial avec les enfants, ils n’ont pas conscience de hier ou demain. Ils sont dans le présent. C’est dommage que les adultes perdent cette capacité de vivre le présent. Les gens un peu fous, les good crazy people, ont eux aussi gardé cette capacité.



CB News : Quelle culture pensez-vous avoir installé ici ?



J.H. : Je pense qu’on a une culture très entrepreneuriale. Tous les gens ici sont intéressants : pas seulement les créatifs ; les planneurs, les chargés de compte, les technos du digital… ; c’est ce qui en fait une agence géniale.  On utilise le terme d’usine créative pour juxtaposer les services. Les gens disent « on est dans l’industrie de la pub » ; Moi je dis, « on est dans l’industrie des services ». On est une usine, on manufacture des idées, on sert des clients. On apporte un service. Et le mouton noir est là pour rappeler que quand tout le monde fait zig, faites zag ! Il faut défendre ses idées, et c’est ce qu’on défend !

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