Anaïs Guillemané (W) "l’opinion publique inculquera une pudeur, une retenue aux marques"
Nous continuons sagement à confiner avec vous. Et continuons notre série d'entretiens matinaux, débutée le 17 mars (!), avec aujourd'hui celui de Anaïs Guillemané, responsable du planning stratégique au sein de l’agence W (Havas).
1) Comment allez-vous ? Réussissez-vous à réfléchir chacun dans votre coin au planning ?
Anaïs Guillemané : il y a bien entendu des difficultés. Nous pratiquons une matière molle qui se nourrit des échanges informels, réactions, inputs, blagues et tout ce qui fait la spécificité de la vie d’agence. C’est cliché à dire, mais force est de constater que l’on a essuyé quelques échecs. On échange d’un sujet et on se recroise après avoir travaillé un ou deux jours pour se rendre compte que l’on n’est pas forcément alignés comme on l’aurait été naturellement en d’autres temps. Aujourd’hui, on ne peut que constater que cette émulation infraordinaire du bureau nous manque. Alors on crée de nouveaux rituels. On fait un point quotidien. On poursuit la conversation un peu plus longtemps que de nécessaire pour recréer cette dynamique. On ouvre des cafétérias virtuelles où tout le monde peut se connecter pour échanger dans la journée. On lance une newsletter interne où on échange nos petits liens chéris pour continuer à se nourrir autrement, les uns les autres. On adopte une "nétiquette" toute nouvelle pour bien s’entendre sur Teams. On remballe sa blague et on passe le bâton de parole à son voisin. Ça perd en naturel et en élégance, ce que cela gagne en créativité, en intentionnalité et en ouverture. Car tous ces changements doivent être énoncés, clarifiés, expliqués, publiés au vu et su de tous. Autant dire que dans une industrie qui fait grand cas de l’intuition, d’un art du non-dit et d’un jeu de séduction, cela ne se fait pas sans nostalgie voire sans violence.
2) Vos réflexions portent en ce moment sur la crise, sur d'autres thématiques ...?
Anaïs Guillemané : aujourd’hui on tâche d’articuler les temps avec finesse, autant que faire se peut. Tout d’abord il y a le temps mort, avec les problématiques évincées car inopportunes en cette période de crise. Il y a le moyen terme en se préparant pour une reprise et poursuivant les stratégies au long court que nous menons pour nos clients. Et enfin il y a le temps de la réflexion, en se posant la question de comment repenser la contribution des marques. Nous nous interrogions déjà à ce sujet qui a gagné en actualité avec la loi Pacte, la remise en question croissante du modèle capitaliste, enfant prodigue des trente glorieuses, ou encore, la prise de conscience de la crise écologique. C’est pourquoi nous avons théorisé la notion de contributing, sorte de contrepied du marketing visant à faire des marques des acteurs contribuant au bien de la société. Cette question qui pouvait encore il y a quelques mois provoquer le sourire entendu de certains, qui voyaient dans les problématiques de raison d’être qu’un jeu de communication, ne pourra plus être éludée. Comment continuer comme si de rien n’était quand tous nos publics nous invitent à penser « le monde d’après » et que le néo-libéralisme connait une crise du consentement inédite ? Alors forcément ça fait temporiser, ralentir et c’est un pari, une remise en question de notre façon de faire. En espérant que tout cela fasse gagner un temps d’avance.
3) Est-ce que ce traumatisme mondial va, forcément, imprégner toutes les stratégies sur lesquelles vous planchez ?
Anaïs Guillemané : en un mot, oui. Il y aura tout d’abord une certaine pudeur des marques… Et il y en aura certaines à qui l’opinion publique inculquera cette retenue. Bref, là où ce traumatisme va paralyser, les marques qui réussiront à tirer leur épingle du jeu tout en sonnant juste, seront celles qui se seront posées des questions profondes et qui pourront mobiliser autour d’un projet légitime, distinctif et désirable. Les marques ont été les agents d’un monde du « je » et devront se repenser comme des acteurs du commun. Nos stratégies adressaient chaque individu comme autant d’atomes indépendants, leur proposant des valeurs qu’ils pouvaient faire leurs pour se mettre en scène. On vit aujourd’hui une expérience qui nous donne la preuve que cet isolement, cette indépendance prétendue ne sont qu’utopies. Alors, pour faire commun, il faudra commencer par balayer devant sa porte en s’engageant à limiter les externalités négatives de son produit ou de son service. Cela ne fera pas grand bruit, cela sera ingrat, mais cela sera une condition sine qua none pour être audible. Et enfin le grand saut, dire ce pour quoi nous voulons nous engager, le faire, le faire savoir et le faire de manière singulière. Bref, une (petite) révolution !
4) Avez-vous de nouvelles sources d'inspiration ?
Anaïs Guillemané : :oui je privilégie des lectures et écoutes d’analyses de fond. Direction donc AOC, les programmes de France Culture, les Thinkerview, les longs formats bookmarkés depuis six mois, les ribbon farm, les Cairn… C’est l’occasion d’entendre des penseurs, de questionner les sciences humaines, car ce n’est pas en écoutant les tenants du monde d’avant que l’on trouvera de nouvelles solutions.
5) Notre imaginaire n'est, lui, pas confiné où va le vôtre ?
Anaïs Guillemané : il s’évade par la création sous toutes ses formes, depuis les fourneaux en passant par les pinceaux comme le projo. Bref, il va chercher de nouveaux horizons qui dépassent les cinq mètres de profondeur de champ de nos salons.