Laurent Habib (AACC) : "Ce qui est perdu aujourd’hui ne sera pas retrouvé dans l’année"
Au cœur de la crise, Laurent Habib, président de l'AACC, fait le point sur la situation du secteur. Un constat grave mais contrasté selon la nature et la taille des acteurs. Une situation face à laquelle la profession se mobilise et s'unit, notamment à travers un spot TV remerciant les annonceurs qui continuent à investir dans les médias.
Quelle est la situation du marché après trois semaines de confinement ?
La première façon de mesure la baisse de l’activité, c’est une observation quotidienne et qualitative. Non seulement nous avons vu le report de beaucoup d’événements, d’actions, d’opération, avant, voire après l’été. Nous avons vu aussi des annulations pures et simples qui sont liées à la remise en cause des budgets de communication. Car ce qui s’est passé au tout début du confinement, c’est que beaucoup d’entreprises ont commencé à regarder quels étaient les plans d’économies qu’elles pouvaient faire et évidemment la communication était l’un des premiers éléments de variable dans les budgets. À cela s’ajoutent les décisions qui sont prises sur les lancements qui sont reportés, les lancements de nouvelles identités, de nouveaux produits, les lancements de nouvelles gammes. Tout cela se traduit par une frilosité de communication et de marketing qui a immédiatement frappé les esprits et les agences.
Qu’en est-il d’un point de vue quantitatif ?
Je n’ai que peu de mesures. La première est celle de Kantar sur les investissements publicitaires qui à ce jour établit une baisse de 70 % des investissements au mois d’avril. On peut même craindre que ce chiffre augmente encore. On sait par ailleurs que ce désinvestissement est en réalité une moyenne et que l’on a des médias sur lesquels il n’y a plus du tout de publicité ce qui est naturellement très inquiétant. La deuxième mesure, ce sont les demandes de chômage partiel. Deux tiers des agences en on fait la demande avec des taux variables selon les entreprises. Je ne peux pas donner de détails mais les taux demandés par les agences sont énormes.
Toutes les agences sont-elles touchées de la même manière ?
Il est évident que les agences dont la rémunération est basée sur des budgets annuels sont moins impactées que celles qui ont des activités organisées par projet ou par opération. C’est un élément de différenciation majeur. Les acteurs, qui sont essentiellement publicitaires, avec des très gros contrats annuels, c’est vrai de l’achat d’espace, c’est vrai des grands contrats publicitaires, sont quand même plus protégés que des activités par opérations. On peut citer l’événementiel, la production audiovisuelle, le design etc. Donc en réalité, aujourd’hui, il ne s’agit pas seulement de mesurer ce que vont faire deux mois et demi de confinement, ce qui représenterait environ 20 % de l’année, mais il s’agit plutôt de se préoccuper de l’impact sur l’ensemble de l’activité qui va être supérieur à ces 20 %. Parce que ce qui est perdu aujourd’hui ne sera pas retrouvé dans l’année parce qu’il y a non seulement ce qui n’a pas été fait pendant le confinement mais également le report de toutes les opérations. Le modèle économique d’une agence comme Babel que je dirige est basé sur la prévision de marge brute et sur le new business. Et nous perdons sur les deux tableaux.
Outre le modèle, la taille compte-t-elle aussi ?
Elle compte énormément. Si l’on regarde les grands groupes comme Publicis ou Havas, on s’inquiète, naturellement. Mais si l’on regarde les 15 000 acteurs indépendants du secteur qui sont des entreprises de moins de 5 salariés, si l’on regarde les free lance, les métiers qui dépendent du secteur de la communication, on n’est pas devant une baisse, on est devant un désastre. Je parle des traiteurs, des standistes, les imprimeurs de journaux gratuits, les créatifs free lance etc.
Et que peut faire l’AACC face à cette situation ?
L’AACC a été avant tout un lieu de solidarité et de partage. Nous avons énormément de dialogue entre nous sur les conditions de mise en œuvres des solutions proposées par le gouvernement — que ce soit le chômage partiel ou les prêts garantis par BpiFrance etc. — et leur application à notre secteur. Nous avons un rôle direct d’informateur pour les agences puisque nous sommes en liaison constante avec le gouvernement. Je participe tous les lundis au call avec Bruno Lemaire en tant que président de fédération au même titre que les 80 fédérations qui sont représentées. Nous avons ainsi pu défendre les spécificités des agences, notamment sur le fait que les dispositifs du chômage partiel ne s’appliquaient pas facilement à notre secteur.
Qu’en est-il de vos relations avec les autres acteurs de la communication ?
Nous avons eu des discussions avec l’Union des marques et cela a abouti à ce qu’elle fasse des recommandations à ses adhérents qui sont tout à fait remarquables. Il s’agit de reporter des campagnes plutôt que les annuler, de faire preuve de bienveillance, essayer de maintenir les opérations et autant que possible des rémunérations. L’autre chose que nous avons faite, c’est de réaliser des spots pour les chaînes de télévision qui va passer en début d'écran dès cette semaine pour remercier les marques de continuer à investir. (Voir le film en bas de l'article)
Il est également question d’un crédit d’impôt sur la publicité ?
C’est en effet une mesure dont il est question et qui est en réalité destinée à soutenir les médias. C’est évidemment une bonne idée et je l’encourage. Mais je rappelle que la publicité n’est qu’une partie de l’activité de l’ensemble du secteur qui, encore une fois englobe beaucoup d’autres métiers. Mais au-delà de ces décisions politiques, ce qui m’inquiète le plus c’est Coca Cola qui dans un post sur les réseaux sociaux annonce qu’il suspend toutes ses campagnes publicitaires et que les 120 millions de dollars que cela représente seront consacrés au soutien d’actions réelles. Quand une marque qui s’est construite autour de la publicité et de la communication, donne sentiment que les activités publicitaires sont inutiles, voire nuisibles, il y a un très grave danger pour notre secteur.
(Film réalisé par l'agence Babel décliné en plusieurs versions selon les chaînes)