Romain Burrel (Têtu) : « le défi va être terrible pour les médias »
En ce début de troisième semaine de confinement, les médias sont en première ligne. Les plus petits éditeurs, notamment ceux qui s’adressent à une cible restreinte, peuvent rencontrer des difficultés pour continuer à rencontrer leur lectorat. CB News a recueilli le témoignage de Romain Burrel, directeur de la rédaction de Têtu, le média de la communauté LGBT+.
Vous avez indiqué que certains de vos collaborateurs étaient touchés par le Covid-19 : comment vont-ils ?
Ils vont plutôt bien. Je prends des nouvelles d’eux chaque jour. Je les ai au téléphone ou par texto s’ils sont trop fatigués. Ce qui me marque, c’est à quel point ce virus, que l’on annonçait comme une « grippette », semble épuisant. De manière générale, j’essaie d’appeler plusieurs de nos collaborateurs et collaboratrices chaque jour. Notamment les pigistes, beaucoup travaillent déjà de chez eux le reste de l’année. Le confinement, c’est une nouvelle injonction à rester chez soi. Ça peut vraiment être déprimant.
Comment s’organise la rédaction de Têtu pendant ce confinement ?
Dès le mercredi 11 mars, c’est-à-dire bien avant l’annonce du confinement, nous avons pris, Elisabeth Laborde, directrice générale de Têtu et moi-même, la décision de placer l’intégralité de nos effectifs en télétravail. Nos trois journalistes et tout le personnel administratif et commercial. Et c’était une bonne décision. Coté rédaction, les grèves de cet hiver, notamment dans les transports, nous ont finalement servi de répétition générale en matière de télétravail. Nos journalistes sont familiers des outils de travail à distance: Slack, Telegram, les conférences de rédaction sur Whereby… Le lien avec eux n’est pas perdu. Mais on profite de la moindre occasion pour les appeler, histoire d’avoir quelques interactions humaines dans la journée et de voir si tout va bien.
La solidarité dans ces moments, c’est important ?
C’est capital. J’ai parfois des moments d’agacement et parfois même de colère face à cette situation. Mais ça me passe très vite. A chaque fois je me dis : comment je transforme cela en lien ? Avec les lecteurs et les lectrices ? Avec nos équipes ? La solidarité est une notion fondamentale du mouvement LGBT+ auquel on s’adresse et qui compose la grande majorité de nos journalistes. Pas une seconde il n’a été question de mettre le média sur pause. On va surement devoir repousser la date de parution de notre prochain numéro mais il n’est pas question de laisser tomber nos lecteurs ni même les journalistes pigistes et les photographes avec qui on travaille.
Les virus, la communauté LGBT+ a appris à vivre avec : le réflexe de protection est-il selon vous plus élevé que dans le reste de la population ?
Je le crois. Si ce virus touche tout le monde, il impacte plus gravement les plus faibles : les personnes âgées, les personnes en situation de précarité ou à la santé plus fragile. Très vite, des questions nous ont été posées par nos lecteurs inquiets. Notamment celle du VIH. C’était tout l’intérêt d’un média comme Têtu de répondre à cette question précise pas forcément abordée par les autres rédactions. Pour les personnes LGBT, et notamment les plus jeunes, se retrouver confiné avec des parents pas toujours friendly peut provoquer un stress supplémentaire qui rend la situation d’autant plus dur. Têtu doit se faire écho de ces situations. Mais on veut aussi être une bulle d’air dans la vie de nos lecteurs et de nos lectrices. Leur apporter des contenus fun, des news sur la pop culture. La vie est assez anxiogène, surtout en ce moment, pour rajouter du noir au tableau.
Comment réagissez-vous à l’annulation de nombreux évènements, notamment de marches des fiertés ?
Le mois de juin est un rendez-vous important pour les personnes LGBT car c’est un des rares moments où les autres médias s’intéressent un peu à elles. Cela permet de faire passer des messages. De porter des revendications. De soutenir la demande de nouveaux droits comme la PMA pour toutes, la prise en charge accrue des migrants LGBT+ ou la simplification des parcours de transidentité. De rappeler des chiffres sur les discriminations subies par cette communauté. Avec l’annulation d’une grande partie de ces événements, qui j’espère se transformera en report pour certains d’entre eux, me fait craindre qu’on rate cette occasion rare de voir les choses en face. L’annulation du Sidaction cette année, de son week-end de collecte et de sensibilisation, est un coup dur porté à la lutte contre le VIH.
Vous avez lancé des offres d’abonnement spécialement pour la durée du confinement : pourquoi et qu’elles sont-elles ?
Cette offre devait sortir à la fin du mois. Au vu de la situation, nous avons simplement avancé sa date de lancement. Tout cela est né d’une énorme frustration. Nous venions de sortir un magazine en kiosque plébiscité par les lecteurs, avec les meilleurs retours caisses enregistrés par la version print. Mais l’épidémie et les mesures de confinement risquent de priver le magazine du reste de son lectorat. Nous avons décidé de lancer en avance cette offre d’abonnement de 6 mois qui inclut un abonnement d’un mois à la plateforme de streaming QueerScreen, une sorte de Netflix LGBT+. En cette période où nos lecteurs et lectrices sont enfermés chez eux, leur permettre de proposer un accès à une offre culturelle faisait sens. Et effectivement cette formule d’abonnement marche très fort. Nous enregistrons ce mois-ci un record d’abonnement.
Comment préparer l’après ? Allez-vous modifier certaines de vos approches ?
Les chiffres records d’audience enregistrés sur le site nous commandent de muscler notre proposition éditoriale sur le digital. Nos abonnés doivent avoir accès à plus de contenus, à des articles et des enquêtes plus longs sur notre site. S’il y a un levier à actionner au sortir de cette crise, c’est celui-ci. Peut-être même avant, d’ailleurs.
Certains annonceurs rechignent à communiquer dans ce contexte anxiogène. Comment vont les vôtres ? La période sera-t-elle dure économiquement pour Têtu ?
A ce jour, aucun annonceur n’a retiré de campagne de notre régie publicitaire. Certains, qui ont pourtant ont subi des coupes budgétaires, tiennent tout de même à nous accompagner sur nos prochaines sorties kiosque et sur notre site web. J’y vois un signal encourageant et un marqueur de l’attractivité qu’exerce le média auprès des annonceurs. Mais clairement, je pense que le défi va être terrible pour les médias. Et que plusieurs titres vont avoir du mal à se relever de cette crise qui nous empêche cruellement d’aller à la rencontre de nos lecteurs, notamment chez les marchands de journaux.
Nos investisseurs principaux, Hervé Labeille et Albin Serviant, qui ont littéralement sauvé le titre de la liquidation il y a près de deux ans, ont réussi une levée de fond d’un million d’euros en janvier dernier. Mais cela ne veut pas dire que TÊTU est économiquement invulnérable. Je le répète en boucle, quitte à fatiguer mes collaborateurs, mais la conquête de nouveaux abonnés reste la clé de notre indépendance et de notre équilibre économique.