Le couteau, la fourchette et la raison d’être
Hier soir, alors que j’étais attablé dans ma cuisine, ma fourchette et mon couteau prirent l’étrange initiative de m’adresser la parole. « Sache, me dit ce dernier, que nous avons décidé d’entamer une démarche pour être reconnus « couverts à mission ». Tu comprends, c’est pour nous la suite logique de l’affirmation d’une raison d’être. En ce qui me concerne, je crois qu’elle est claire : « couper vos aliments pour faciliter leur absorption ». Enfin, c’est ce que j’ai proposé à notre agence de communication qui a trouvé ça un peu trivial et m’a ficelé l’idée joliment. Ça donne : « Vous accompagner chaque jour dans votre alimentation et dans votre santé ! » Eh oui, grâce à moi, on réduit aussi les problèmes de digestion, les problèmes dentaires, les risques d’étouffement… ».
Ma stupéfaction, qui tenait moi à ces propos à la cohérence implacable qu’à qui les tenait, dut questionner et même vexer mon interlocuteur, qui me lança : « ce n’est pas une raison pour nous regarder de haut (argument d’une très grande mauvaise foi puisque ma position à table le voulait ainsi). C’est quoi toi ta raison d’être ? »
La question était bien envoyée, et j’aurais pu, en maniant l’ironie, dire que j’en avais beaucoup et notamment celle de les nettoyer pour permettre leur réutilisation. Mais m’adressant à des objets piquants et tranchants, manifestement à fleur de peau sur le sujet, je pris le parti de garder pour moi cette réponse brutale et biaisée, qui m’aurait pourtant permis de me débarrasser de cette discussion surréaliste.
Je fus libéré de la situation par ma fourchette, qui déclara soudain : « je peux en placer une ! Ce n’est pas parce que je suis de genre féminin qu’il faut te croire autorisé à monopoliser la parole ». « Mais je parle pour nous deux ! ». « C’est bien ce que je te reproche ! »
Profitant de cette scène de… ménagère et joignant le geste à ma réponse tue, j’empoignai mes couverts et les plaçai dans le lave-vaisselle, en en claquant la porte bruyamment de peur qu’une voix me relance. Claquement de porte qui était en réalité celle de ma chambre, poussée par un vent matinal entré par la fenêtre restée ouverte… Bref, je me réveillais là d’un curieux rêve…
La morale de l’histoire
C’est le propre de la technique, avant même d’être ainsi nommée, que de consacrer la fonctionnalité de l’objet, son utilité. Depuis la préhistoire, la médiation de l’outil façonné a contribué à l’élévation et au progrès de l’humanité. Avoir une raison d’être, c’est à la portée du moindre objet…
Est-ce à dire que se doter d’une raison d’être – ce qui semble être le graal des temps – pour une entreprise est un problème ? Non… Mais celle-ci ne change pas ses fondamentaux : elle rhabille, a posteriori, en termes ronflants et « sociétaux », l’étant de ses activités et ses buts. C’est pourquoi, elle s’avère presque toujours sans surprise. C’est dans l’investissement qu’elles engagent – dans leur récit, leur stratégie, leur organisation, leur R&D, la gestion innovante de leurs externalités… – que les entreprises font la preuve concrète de leur activisme. Bien plus que dans ces mots flatteurs, qui stimulent (peut-être) autant qu’ils simulent.
Le paradoxe est que l’expression d’une raison d’être, accolée à toute entreprise humaine (considérée au sens le plus étroit ou au sens le plus large), en rabaisse symboliquement la portée, car cette raison utilitariste réduit tout in fine à des fonctionnalités programmatiques, aussi nobles soient-elles. Comme l’expose Heidegger, plus l’Homme se considère comme le maître de la Terre plus il devient une simple pièce d’un « dispositif technique ». Dans les technologies les plus avancées, l’Homme et l’objet fusionnent, pour le meilleur et pour le pire…
Quant à moi, si je peux exprimer « des » raisons d’être, qui sont des responsabilités, en tant que personne sociale, elles sont tout à la fois essentielles et triviales : gagner ma vie, éduquer mes enfants, gérer mes activités… En revanche, il est impossible de me donner une raison d’être en tant qu’Homme, car la question est métaphysique. Tout l’édifice de notre liberté tient au fait que nous n’avons pas de raison d’être a priori qui programmerait notre vie. Cette faiblesse est en réalité notre force et notre mystère. De même, que la nature et le monde animal ne se réduisent pas à des fonctionnalités écologiques. Le jour où injonction sera faite à chaque être humain d’avoir une raison d’être et une mission, en se moulant dans celle de la société et des organisations, il en sera fini de notre liberté et nous serons entrés de plein pied dans un nouveau totalitarisme.
La gratuité d’un geste altruiste ou la contemplation d’un paysage échapperont toujours – espérons-le – à une raison d’être.
Notre société a la passion de l’utile, elle doit avoir aussi le goût de l’inutile et du fortuit. « On ne se bat pas dans l'espoir du succès. Non, non, c'est bien plus beau lorsque c'est inutile », dit Cyrano de Bergerac, sous la plume d'Edmond Rostand.
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