Lorsqu’on oppose influence et contenu, c’est la créativité qui en ressort sacrifiée
Existe-t-il une réelle différence entre les “créateurs de contenu” et les “influenceurs” ? Du pareil au même pour certains, cette dichotomie existe pourtant, entretenue par les protagonistes eux-mêmes. Elle soulève surtout le clivage existentiel qui existe entre le monde du contenu et celui de l’influence. Analyse.
D’après Statista (2020), 67% des influenceurs préfèrent être appelés créateurs de contenus. Mais comment justifier ce soudain dédain pour ce terme qui aura fait la gloire d’un tout nouveau corps de métier ? On peut bien sûr imaginer que la surreprésentation des starlettes de la téléréalité comme les seules incarnations de l’influence n’est pas sans conséquence. Si celles-ci opposent au travail acharné des pionniers du milieu un téléshopping digital bien huilé faisant la part belle au dropshipping, elles ne peuvent résumer la réalité de toute une profession. Les Hugo Décrypte, DocSeven, Coucou Les Girls, et autre Iznowgood incarnent une autre facette de l’influence, basée sur l’investigation, la vulgarisation, la sensibilisation pour une proposition de valeur calibrée sur les besoins d’une société qui se renouvelle. En grossissant le trait, une famille d’influenceurs serait l’incarnation du vide, quand l’autre serait la première dynastie des nouveaux informateurs.
S’il existe déjà une guerre intestine au sein-même de l’influence, cette génération digitale est aussi attaquée par les incarnants d’un monde plus ancien, et plus traditionnaliste. Fin 2020, Léna Situations, YouTubeuse coqueluche des Millennials et de leurs plus jeunes frères et sœurs, était fustigée par Frédéric Beigbeder, dans une chronique au vitriol publiée sur Le Figaro. Présentée dans les lignes de cet édito comme la tête de gondole d’une forme d’inculture et de démagogie, Léna Mahfouf a, avec élégance, pris le parti de faire fi de ce “snobisme intellectuel” sur le plateau de Quotidien, pour déclamer son amour du contenu. Si l’affaire est anecdotique, elle résume pourtant l’impossible cohabitation idéologique de l’intelligence du contenu et de la notoriété acquise par le digital. Pourtant, lorsque l’on oppose les deux mondes, c’est la créativité que l’on met à mal.
Qu’on l’aime, ou qu’on ne l’aime pas, “l’influence” influence. Elle conditionne directement le sort des marques voire des médias puisqu’elle a de multiples impacts sur la façon même dont les consommateurs reçoivent le contenu. Les annonceurs se doivent donc de parler leur langage, sur leurs plateformes pour se frayer un chemin vers leur cœur (et vers leur porte-monnaie). Pour y trouver leur salut, les marques se réinventent, et rivalisent d’opérations de co-création avec les influenceurs / créateurs de contenus (Lancaster et ses collaborations avec JodieLaPetiteFrenchie, et plus anciennement Betty Autier), investissent massivement les plateformes pour proposer un pas de côté en marge de leur stratégie habituelle (programmes de brand content durant les premiers confinements). Pour les médias, la donne est similaire : les réseaux sociaux ont transformé en profondeur leurs contenus et leurs contenants pour faire émerger de nouveaux business models (Konbini, Brut, Fraîches, …) ou pour faire évoluer les anciens (Cas d’école du Monde qui atteint des records dans sa version numérique grâce à sa réinvention). Même les formats investis se diversifient au contact de l’influence : podcasts, reportages modélisés comme des stories, dossiers d’investigation interactifs montrent bien l’incursion des acteurs traditionnels vers de nouveaux territoires d’expression.
Même la politique entretient la confusion des genres ; on se rappellera des dernières élections présidentielles où les candidats grimés par des filtres Snapchat se prêtaient au jeu des questions / réponses mais aussi à des challenges. Une approche alors inédite, qui présageait du long chemin parcouru depuis. La frontière entre marques, médias, institutions et créateurs de contenus s’amenuise de plus en plus : quand la question de la misère étudiante est débattue par EnjoyPhoenix aux côtés de Gabriel Attal, MyBetterSelf quant à elle défend le sujet de la précarité menstruelle au Ministère de l'Égalité entre les hommes et les femmes, tandis que Jean Castex se met en scène sur Twitch.
Parfois même, l’influence tient la renaissance d’une marque entre ses mains, comme ce fut le cas pour le Groupe Jennyfer. En créant son squad pour déjouer les codes de sa “non-influence” et une campagne “Don’t Call Me” pour casser les préjugés sur son enseigne, Jennyfer a opéré un retour en grâce fracassant. À la clé, une communauté digitale engagée, loyale mais surtout une communauté d’idées qui se répand comme une traînée de poudre auprès de nouvelles cibles. On comprend ainsi que l’influence, parfois perçue comme la dérive positive de l’omniprésence des réseaux sociaux dans nos vies, est avant tout le fruit d’un travail de haute précision. Il s’affaire à comprendre la société et ses réflexions, à comprendre les individus au-delà de leurs sociotypes pour créer un fil émotionnel durable entretenu par la vivacité créative.
Si le débat de l’influence a évolué sur d’autres plateformes plus interactives et en phase avec la fenêtre d’attention des consommateurs, son essence n’a pour autant pas réellement changé depuis des décennies. Les communautés digitales ne sont que des manières de réinterpréter l’entre-soi des clubs privés en misant sur la notion d’affinité de valeurs, comme l’illustre le succès de ClubHouse. Le digital n’est qu’un moyen de présenter le savoir auquel on souhaite accéder dans une variété d’écrins. Comme au kiosque en somme, où la presse à scandales rencontre les revues scientifiques et les journaux d’informations. Et comme au kiosque, libre à chacun de choisir le contenu qu’il consomme. Le succès du livre de développement personnel Burn After Writing ou de la série Bridgerton, générant des millions d’impressions sur TikTok, sont bien la preuve que l’influence peut être favorable au contenu. En réunissant le meilleur des deux univers, ces illustrations prouvent qu’ils opèrent telle une danse de couple : quand chacun laisse à l’autre la possibilité de s’exprimer, la créativité en devient l’émanation. C'est le point de départ de bien des possibilités.
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