Véronique Langlois et Xavier Charpentier (Freethinking) : "Rien de trop devient une maxime de consommation"
Et encore une. Semaine de confinement qui s'ouvre. Pas vraiment semblable aux autres en réalité. Les nouvelles habitudes sont prises. Mais ce qui demeure, ce sont les entretiens matinaux de CB News. Aujourd'hui, Véronique Langlois et Xavier Charpentier, codirecteurs et fondateurs de FreeThinking (groupe Publicis), ont répondu à nos questions. Lumière sur les classes moyennes.
1) Depuis le 24 mars, vous publiez des notes bi-hebdomadaire du ressenti des classes moyennes en France. Dans l'une d'entre elles vous parlez d'une "fracture du confinement". Que doit-on redouter ?
Véronique Langlois et Xavier Charpentier : ce que nous appelons la "fracture du confinement", c’est en fait plusieurs fractures qui étaient déjà là plus ou moins explicitement dans le discours des classes moyennes françaises et qui se révèlent ou s’aggravent sous la pression des événements, de la situation inédite de tensions que nous vivons. Nous en distinguons trois aujourd’hui, très clairement. Plus un nouveau phénomène qui n’est pas à proprement parler une fracture, mais est peut-être encore plus problématique pour l’avenir. La première de ces fractures que le confinement exacerbe et donne à voir sous un nouveau jour, c’est celle qui sépare la France des territoires – qui recouvre partiellement la France périphérique - de la France des métropoles. Avec un phénomène clairement visible dans les conversations que nous avons avec ces Français que nous recrutons précisément dans toutes les régions et toutes les zones du territoire : ce que l’on pourrait appeler une "revanche" de la périphérie, au moins en partie et pour ceux d’entre eux qui ont un niveau de vie qui le permet. Vivre le confinement dans un village ou un pavillon, ce n’est pas la même chose que le vivre en centre-ville ou en banlieue de Paris. Avoir un jardin, parfois un potager, des petits commerçants encore ouverts pas loin, des chemins surs lesquels se promener… En temps de crise et de redécouverte, si l’on peut dire, des premiers étages de la pyramide de Maslow, c’est précieux. La première fracture du confinement c’est de ne pas vivre les choses de la même façon. La deuxième fracture, c’est celle violente en début de confinement dans ce que nous avons pu lire entre ceux qui entendent le respecter strictement et se placent du côté des gens responsables et solidaires, et ceux qui ne le respectent pas et qu’on voit parfois dans les media ou sur les réseaux sociaux, parfois dans sa vie de tous les jours les rares fois où on sort – par exemple faire ses courses. On a senti à la mi-mars une tension forte sur ce sujet, la potentielle opposition symbolique de deux France, sur un sujet dramatique, vital. Et puis cette tension s’est calmée, comme si la discipline et la solidarité l’emportaient. Mais que se passera-t-il lors du déconfinement ? Elle pourrait réapparaître. La troisième fracture, c’est celle qui oppose les classes moyennes qui ont pu continuer à travailler pendant le confinement, dans des conditions à la fois économiques et matérielles correctes – télétravail rodé après une période d’adaptation, pas de chômage partiel ou alors peu impactant - , celles qui ont du continuer à travailler parfois dans le stress, mais sans perte de salaire, et enfin celles qui n’ont pas pu continuer à travailler, soit qu’elles subissent un chômage partiel sévère soit qu’elles soient carrément inoccupées. Et déjà très conscientes qu’elles risquent de perdre leur emploi demain matin – voire l’ont déjà perdu. Ce qui nous amène à parler du quatrième phénomène que nous constatons dans les conversations, qui n’est pas à proprement parler une fracture mais n’en est pas moins inquiétant. Ce que nous avons appelé le développement possible d’une société de divergence. C’est-à-dire d’un accroissement violent et subi des inégalités horizontales, de ces inégalités qui existent potentiellement au sein même de classes moyennes partageant aujourd’hui des niveaux et des modes de vie comparables, mais qui demain se retrouveront exacerbées, si la crise économique fait rage et sans correctifs sociaux. Les classes moyennes se retrouveront-elles fragmentées, voire opposées, de deux côtés différents de la barrière de la crise ? Avec d’un côté des (relativement ) abrités – ils déclarent n’être pas trop inquiets pour l’après-confinement, économiquement, travaillant dans le public ou de grandes entreprises, ils ont souvent continué à toucher tout leur salaire ou une bonne partie, et n’expriment pas de stress particulier pour leur situation personnelle à moyen terme ; de l’autre ceux qui sont en chômage partiel dur ou en chômage technique, les indépendants, et ceux qui vont perdre ou ont perdu leur emploi. Pour ceux-là, comme le dit une participante, si les 55 ans sont en plus dépassés, "c’est le commencement de la misère"- le déclassement, ici et maintenant. La question de l’explosion des classes moyennes mérite d’être posée, au vu de ce que nous constatons en ce moment. C’est sans doute un défi majeur pour les élites, demain, que de conjurer ce risque.
2) Concernant les habitudes de consommation dans cet "après" souvent fantasmé, qu'avez-vous noté de notable dans ce que raconte votre panel ?
Véronique Langlois et Xavier Charpentier : ce qui s’exprime tout d’abord, c’est l’envie de retrouver la consommation d’avant qu’ils aiment et qui leur manque cruellement : faire ses courses en famille et dans des lieux de convivialité – prendre le temps de papoter avec la caissière ou le fromager – tout cela balayé aujourd’hui par une expérience dégradée, entre la corvée et l’épreuve anxiogène. C’est l’envie aussi d’avoir accès librement aux marques que l’on aime, que l’on a continué à acheter lorsque c’était possible. En cette période de crise, l’effet repère affectif joue pleinement. Ce qui s’exprime ensuite, c’est la volonté de maintenir voire d’intensifier une consommation à la fois plus raisonnable et plus responsable, pour eux et la société. Celle à laquelle ils aspiraient déjà avant cette période lorsqu’ils témoignaient un intérêt fort pour les marques aux modèles de production vertueux. Celle fondée sur un système de valeurs - consommer moins mais mieux, limiter ses désirs, faire preuve de sagesse et de responsabilité – qui les valorisait autant qu’il leur permettait de s’habituer et d’accepter de vivre avec moins. La période les conforte dans leurs certitudes, et leur donne envie même d’aller plus loin. Le modèle de consommation projeté se radicalise autour de trois dimensions : soutenir encore plus les petits en se tournant davantage vers le local, les commerces de proximité, les petits producteurs et avec, le Made In France. "Small Business is precious". Une nécessité pour aider le tissu économique local français à se relever. Envisager une forme de néo-frugalité en se centrant sur ce qui paraît essentiel. C’est aussi pour certains avoir pris conscience, pendant le confinement, du caractère non indispensable de certains achats. Au-delà, ce qui s’exprime surtout c’est une philosophie à la fois de la qualité et de la mesure. "Rien de trop" devient une maxime de consommation. Le drive trouve ici toute sa place. Enfin, troisième dimension : rechercher l’autarcie. Se suffire à soi-même. Une façon de poursuivre un recentrage, opéré pendant le confinement, sur ce qui a le plus de valeur à leurs yeux : le foyer, la famille, le port d’attache et ceux qui y vivent, la " maisonnée". Une façon de préserver la nature en limitant son empreinte consommation. Une façon de s’armer contre les difficultés économiques en préservant son pouvoir d’achat. Une façon aussi, pour certains, de préserver sa santé. Enfin, on peut effectivement parler d’un après souvent fantasmé, car ce modèle de consommation auquel ils aspirent est aujourd’hui soumis à une question qui est aussi une frustration. Une question qui n’est pas nouvelle, mais qui est particulièrement critique pour ceux, nombreux, qui savent déjà qu’économiquement le post-confinement va être très tendu : ont-ils les moyens, individuellement et collectivement, de leurs ambitions en matière de consommation ? Aujourd’hui, un pouvoir d’achat trop restreint. Et demain, des conditions de revenu encore plus fragilisées par une crise de l’emploi, une augmentation des prix et des prélèvements obligatoires supposés. Consommer mieux, privilégier la qualité, le local et le Made In France, oui mais… un plafond de verre les empêchera d’aller aussi loin qu’ils le souhaiteraient. Et peut laisser place aussi au sentiment d’être seuls à porter le fardeau éthique : "consommer plus cher" pour réparer le tissu économique français, sans aucune aide pour le faire, tant du côté des politiques que des entreprises, comment est-ce possible ? Cela peut parfois être insupportable.
3) De quels mouvements sociaux , personnalités ou même marques, sont-elles proches ?
Véronique Langlois et Xavier Charpentier : la France des classes moyennes, c’est un peu celle des Gilets Jaunes. "Un peu" seulement, parce que ce serait trop simple. Si les lignes de force se recoupaient entièrement, la réalité sociologique des choses est bien sûr toujours plus complexe et tous les Français des classes moyennes ne sont pas gilets jaunes. Mais enfin, la proximité culturelle est là. Ce qui n’est guère étonnant puisque au plus fort du mouvement les Gilets Jaunes étaient soutenus par plus de 70% de la population, et que plusieurs mois après le début du mouvement il y avait encore un solide 60% qui se sentait en sympathie avec lui – 60%, c’est peu ou prou, dans la plupart des définitions que l’on donne des classes moyennes, ce qu’elles représentent de la population française. C’est une France qui se sent proche de ceux qui défendent des valeurs dont ils ont trop souvent l’impression que les élites les considèrent aujourd’hui comme "has been" : travail, méritocratie, égalité voire égalitarisme, une certaine modestie dans le rapport à l’argent, hédonisme mesuré, stabilité. Toutes ces valeurs plus actuelles et vivantes que jamais dans le confinement, mais auxquelles viennent s’ajouter civisme, respect de l’ordre et bien sûr solidarité. C’est une France qui est très attachée – et aujourd’hui plus que jamais bien sûr, ce qui ramène à la question du modèle de consommation de demain – à ce qui est ancré, ce qui respecte leur monde proche qu’ils veulent voir, lui, préservé. Une France fondamentalement "somewhere", par opposition aux "anywhere" qui peuvent prospérer n’importe où dans la mondialisation - nous avions emprunté cette formule à David Goodhart en 2018 pour parler des marques et des entreprises qui recueillaient leur suffrage, qu’ils jugeaient dignes d’estime voir d’affection dans notre étude sur les "marques responsables". On pourrait dire que c’est la France qui regarde Stéphane Bern célébrer les plus beaux villages de France, même s’ils n’habitent plus un village depuis trois générations ! Les marques qu’ils apprécient sont donc celles qui vont leur prouver qu’elles font l’effort de respecter leur monde, de s’ancrer dans leur "somewhere". En 2018 et 2019, ils nous citaient volontiers des marques "vocationnelles" comme C’est qui le patron?! ou Biocoop, donc ces marques "somewhere is beautiful". Mais aussi McDonald’s, ou Carrefour, c’est-à-dire des marques qui ont su démontrer depuis déjà longtemps qu’elles faisaient l’effort sur les filières, qu’elles essayaient d’agir dans le sens de plus de respect de toutes les parties prenantes de la chaîne de valeur et de plus de qualité pour le plus grand nombre. En période de crise aigüe comme celle que nous vivons aujourd’hui, ces marques sont toujours au premier rang pour eux parce qu’elles sont toujours là, à leurs côtés, dans leur quotidien, que leurs salariés sont visibles et au front, qu’elles ont su faire l’effort (par exemple en magasin) pour rendre moins dur un quotidien bouleversé, même si tout n’est pas parfait. C’est inestimable. Même si rien n’est acquis – les questions sur les prix sont bien présentes, et là aussi, la sortie du confinement et son organisation seront déterminantes.